Les disques sont mon carbone 14 : n’ayant qu’une faible mémoire, ils me permettent de me repérer dans l’espace-temps. Je ne sais pas ce que je foutais entre 1965 et 1985, mais je sais que le double album orange Songs in the key of life de Stevie Wonder passait en boucle dans les cocktails de mon père, c’est ainsi que je devine que j’avais 11 ans quand ses amies norvégiennes m’embrassaient dans le cou. Même chose pour le premier album de Téléphone : je ne me souviens pas de l’année 1977 mais je sais qu’on entendait ce disque dans les boums du lycée Montaigne. Cette méthode de datation aurait sûrement plu à Proust. Dans Du côté de chez Swann, la sonate de Vinteuil le transporte dans des mondes perdus. Ajoutez à ce goût pour les madeleines un léger gâtisme, une forte dose d’auto-apitoiement, la douce frustration de l’adolescence, et vous saurez pourquoi l’un de mes romans préférés de tous les temps est le premier 33 tours du groupe « TÉLÉPHONE ». Ce devait être un très bon nom puisque Lady Gaga et Beyoncé l’ont plagié trente-trois ans après. Je propose de le réécouter ensemble pour en saisir la volupté spontanée.
Je précise que cet album date d’un temps où les disques avaient un début et une fin. L’ordre des chansons avait un sens (du moins le cherchait-on), car l’aiguille du saphir avançait inexorablement sur un microsillon de vinyle vers un rond central ; c’était avant l’invention du video-clip. On avait la tête qui tournait à force de regarder la platine : il n’y avait rien d’autre à voir (MTV fut créée quatre ans après).
L’album commence par Anna. Imagine donc, ô jeune ignare qui lit cela, un autre jeune ignare de ton âge, trois décennies plus tôt : moi, qui entends Anna pour la première fois. C’est un morceau lent au démarrage, qui s’énerve comme un play-boy après douze râteaux. Un rock répétitif, pas forcément le meilleur de l’album, mais dont l’énergie pue le sexe : « Oh mais tiens-le-toi pour dit ce soir on va s’aimer ». Certes, ce n’est pas du Shakespeare, mais on entend les cris de Corine Marienneau qui répondent à ceux de Jean-Louis Aubert, respectivement âgés de 25 et 22 ans, il fait chaud, et le message est le même depuis Roméo et Juliette. Choisir d’ouvrir le premier album du premier grand groupe de rock français par cette chanson était aussi une façon d’annoncer la couleur : si vous n’aimez pas la transpiration, passez votre chemin.
Le morceau qui suit s’intitule Sur la route. Cette fois, on entre dans le vif du sujet. Hommage à Kerouac ? Attention, en France, la beat génération a généralement inspiré des chansons baba cool à la Maxime Le Forestier ou Hugues Aufray… Le titre débute d’ailleurs très calmement. Puis le rythme s’accélère. C’est un hymne à la fugue, à la fuite. Je me souviens que je l’écoutais en cassette dans mon premier walkman, en train ou en bagnole, c’était parfait pour se sentir libre quand on ne l’était pas. Aubert (auteur des paroles) ose une rime trichée que j’adore : « Je suis sur la route / Et j’en ai rien à fout’ ». Le charme de ce disque : enregistré en deux semaines, il respire le bâclage, la vitesse, le « par-dessus la jambe » qui est la vérité de toute jeunesse. Quand on est jeune, on est pressé de partir de chez ses parents. Du moins, c’était comme ça en 1977.
Dans ton lit a une construction plus carrée. La musique de Téléphone est tout entière contenue dans ce titre : ce n’est pas un groupe punk, mais de rock classique. S’ils furent très tôt comparés aux Stones, ce n’est pas seulement à cause de la grosse bouche du chanteur. La progression de cette chanson est tellement banale qu’elle résonne comme un standard. Le solo de guitare de Bertignac est de ceux que Keith Richards n’arrivait plus à jouer à l’époque car il était déjà trop riche.
Suit Le vaudou (est toujours debout). Un déluge de violence pour l’époque : « Quand je suis né, j’ai crié ». Guitares saturées, batterie déchaînée, je me souviens d’un concert de Téléphone à Pantin où ce morceau durait un quart d’heure, j’avais tellement secoué la tête que mon cerveau avait failli me sortir par les trous de nez. Il faut s’imaginer, ô jeune amnésique, qu’en ce temps-là la France était gouvernée par Valéry Giscard d’Estaing, qui n’était pas une bombe sexuelle. Un morceau pareil pouvait te bombarder Jim Morrison de ton immeuble.
La face A s’achevait sur Téléphomme, la ballade de rigueur, dont les paroles prennent un sens nouveau aujourd’hui. Une suite de numéros à composer « et puis atteeendre ». Ce qu’on peut dire c’est que Jean-Louis Aubert avait eu l’intuition du romantisme qu’aurait le téléphone dans les années à venir, et ceci quinze ans avant l’invention du portable.
La face B est démente. Hygiaphone était le tube absolu de mes premières boums, avec son intro pompée sur Chuck Berry. C’est un rock’n’roll simplissime qu’on pouvait danser seul ou accompagné, avec des auréoles sous les bras. Le refrain archibasique parle de l’isolement contemporain. C’est vraiment la chanson de ma génération dominée par les machines : « danser sur ton électrophone », on ne faisait que ça, c’était un hymne à l’humanité ; on peut dire que We are the robots de Kraftwerk était une sorte de réponse teutonne à cette chanson l’année suivante.
Métro (c’est trop), malgré son calembour bassement démago, fut aussi un tube des fêtes de mon lycée. Quand je faisais le disquaire — le terme « Disc jockey » était réservé aux animateurs de radio à l’époque — je me souviens que je laissais tourner la face B de cet album en entier, ce qui était pratique pour aller boire un Coca ou parler aux filles sans sourire pour qu’elles ne voient pas mes bagues sur les dents. Qui fait des morceaux pareils aujourd’hui ? Les Plasticines, les Second Sex, les BB Brunes jouent au second degré, ils sont écrasés d’influences, ils ont l’énergie de Téléphone mais pas l’innocence d’Aubert et Bertignac. C’est compréhensible mais regrettable car le secret du rock est justement qu’il faut être un peu couillon, être capable de hurler « Métro c’est trop, tout le monde descend, publicité dans la cité, affiche tu t’en fiches » comme un pauvre niais révolté qui déconne à pleins tubes. Les jeunes d’aujourd’hui sont trop érudits.
Prends ce que tu veux est sous-estimée, mais j’ai une tendresse particulière pour cette chanson. C’est là que Téléphone était à son meilleur, dans ce songwriting classique, aux riffs simples comme bonjour. Tu as l’impression que tu aurais pu l’écrire dans ta cuisine, et chanter la chanson dans ta salle de bains, devant ta glace, en mimant la guitare avec ta raquette de tennis. Chaque fois que je l’entends, je suis violemment ramené en arrière de trente ans, et je redeviens champion d’« air guitar » comme de « head banging ». Cette chanson a été miraculeusement troussée en deux temps trois mouvements comme une fermière sur une botte de foin. Peut-être ma préférée de toute l’histoire du rock français : si j’étais un bébé rockeur, je la reprendrais illico presto, elle est indémodable.
Flipper clôt ce disque en apothéose, c’est le chef-d’œuvre de Louis Bertignac, le morceau phare, que Corynne Charby a essayé d’imiter en vain toute sa vie. Et que Bertignac a essayé de retrouver toute sa vie aussi ! Ô jeune succédané (succès damné), n’oublie jamais d’où tu viens : d’un monde où tes ancêtres jouaient au billard électrique dans des cafés enfumés, où la musique était la seule issue à l’aliénation, où Facebook n’existait pas car on préférait « jouer sa vie de bumper en bumper ».
La seule justice en Art, c’est de parvenir à traverser le temps. La musique déclenche en nous cet appétit d’éternité : « Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable » (Marcel Proust, Un amour de Swann).
La vie de Téléphone dura dix ans (1976–1986). Le plus grand groupe de l’histoire du rock français était l’assemblage de quatre personnes hétéroclites : Jean-Louis Aubert, Louis Bertignac, Corine Marienneau et Richard Kolinka. Ils n’étaient pas seulement les meilleurs, ils étaient surtout les premiers ! C’est-à-dire que personne avant eux (depuis les yéyés, lesquels faisaient plutôt des reprises) n’avait véritablement fondé en langue française un groupe simple de rock’n’roll à l’anglaise ou à l’américaine : chant-guitare-basse-batterie, capable de crier dans notre idiome des morceaux carrés, avec couplet-refrain-couplet-refrain-pont-refrain. Ils se sont séparés dès qu’ils ne s’entendaient plus — ce qui est une preuve de perfectionnisme — mais ils étaient bien plus énergiques ensemble. Depuis 1986, j’attends la reformation de Téléphone, leur alchimie me manque. J’espère la revivre avant ma mort. Ce que fout Téléphone dans un livre sur la littérature ? Simple caprice d’auteur groupie. Mais aussi : hommage à l’art de l’écriture à plusieurs, exercice très complexe, rare dans les livres (Boileau et Narcejac, ou Lapierre et Collins, ne valent pas Lennon et McCartney ou Aubert-Bertignac !).