Contrairement à une idée fausse mais très répandue, les valeurs sex and drugs and rock’n’roll ne sont pas nées avec le rock, mais d’abord dans la littérature. Publié dans l’entre-deux-guerres, ce roman en est la preuve. C’est un petit livre blanc, d’un auteur méconnu, mort il y a longtemps. Quelques détails ont cependant attiré mon attention : le préfacier est Edouard Baer, l’édition est présentée par Alain Weill (ces deux hurluberlus sont des références en matière de bon goût) et il est publié dans la collection « Les Inattendus », officine spécialisée dans la redécouverte d’incunables saugrenus (par exemple Pourquoi les hommes usent-ils de stupéfiants ? de Léon Tolstoï). J’ai donc ouvert avec curiosité l’ouvrage intitulé La Vie de Patachon de Pierre de Régnier, fils du poète Henri de Régnier et petit-fils d’un autre poète : José-Maria de Heredia. Quand on descend de deux poètes, on risque d’être soi-même un poème, surtout si son vrai père est Pierre Louys (car Pierre de Régnier possédait un arbre généalogique à nombreuses branches et un ADN sacrément littéraire). Publié en 1930 chez Grasset, La Vie de Patachon n’est pas seulement une expression du langage courant désignant mon existence quotidienne. C’est aussi une description hilarante du Paris des années folles : entre deux massacres, la Ville lumière fut l’endroit le plus amusant de la planète. Difficile à croire en cette ère de purification ethnique et d’ordre moral, mais c’est pourtant vrai : Paris a été une ville nyctalope, autrefois, où le champagne coulait à flots, où la drogue était légale et où la fête ne coûtait rien. Il faut imaginer ce que donnerait aujourd’hui un mélange de Moscou, Amsterdam et Bangkok. Ce n’est pas pour visiter le Louvre que les écrivains américains se précipitaient chez nous dans l’entre-deux-guerres mais pour fuir la prohibition du whisky et visiter nos maisons closes. Le héros du livre s’appelle Fifi-Biquet et Emma Patachon est le nom de son égérie — le patronyme Bovary étant déjà pris. Ce noctambule impénitent erre de boîtes de nuit en champs de courses, entre Deauville, Montmartre et la Côte basque. Il mélange tous les alcools, accumule les expériences diverses (opium, coco, dodo à plusieurs), se réveille à 7 heures du soir et se couche à 7 heures du matin. Il écrit aussi de jolis quatrains à la Toulet :
« Sachez que dans les casinos.
Et avec la vie qu’on y mène.
On n’y voit pas Rose Nano
Mais on y rencontre Germaine. »
À sa boutonnière, il arbore une botte de haricots verts nouveaux. Il ne couche qu’avec des filles qui couchent avec tout le monde. En dégustant chaque goutte de ce nectar festif, je me suis remémoré quelques nuits bostelliennes du meilleur aloi (Honoré Bostel était un fanatique de Pierre de Régnier), mais surtout j’ai pensé à quelques-uns de mes romans préférés : Vercoquin et le plancton de Boris Vian, Monsieur Jadis ou l’école du soir d’Antoine Blondin, Tropique du Cancer d’Henry Miller (tous postérieurs à 1930). À mes yeux ces références devraient achever de vous convaincre ; au cas où elles n’y suffiraient pas, je recopie aussi ce paragraphe charmant : « La vie est une chose tellement courte et tellement bizarre qu’il faut se hâter de la décrire dans ce qu’elle a de plus agréable (…) en laissant à l’avenir le soin mathématique, hasardeux ou fatal d’en chanter le souvenir ou d’en modeler les cendres. »
Pierre de Régnier n’est pas le fils d’Henri de Régnier mais de son ami Pierre Louys. Né en 1898, mort en 1943, Pierre de Régnier date d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, où les tests ADN n’existaient pas… Sa mère Marie de Heredia (fille du poète José-Maria du même nom) menait une double vie à la Jules et Jim avec ses deux meilleurs amis. En conséquence de quoi, Pierre (surnommé Tigre) fut un fêtard invétéré (voire invertébré) : gros buveur et amateur de femmes de petite vertu. Publié en 1930, La Vie de Patachon offre un tableau des nuits parisiennes dans les années folles. Mais il est aussi l’auteur de poèmes snobs qui évoquent le Barnabooth de Larbaud :
« Je suis un personnage étrange,
Réaliste et paradoxal,
J’aime les pyjamas oranges
L’amour, le chypre et les Pall-Mall. »
Ils furent rassemblés sous un titre modeste : Erreurs de jeunesse (1924). Un autre roman, Colombine ou la grande semaine (1929), n’est toujours pas réédité, et c’est bien dommage.