Numéro 53 : « Journal » de Marc-Edouard Nabe (1983–1990)

Lundi 27 mars 2000. Il fait froid et j’ai sommeil en me réveillant. Chloé a attrapé une otite. Je lis l’interview de Caroline Barclay par Patrick Besson au début de Voici : les questions sont plus longues que les réponses, comme tous les lundis. J’ai reçu le journal de Nabe ce matin : il fait 1 300 pages. Qu’est-ce qu’ils ont tous à publier des livres gigantesques ? C’est Proust qui a commencé. Je feuillette Kamikaze, le quatrième tome de la vie de Nabe (1988–1990). L’existence de ce garçon est aussi chiante que la mienne. Il quitte sa femme, puis revient, il en aime une autre, puis la quitte, et soudain sa femme attend un enfant. Il regarde la télé, lit les journaux, déjeune avec des cons, s’engueule avec des amis, part à Istanbul, écoute des disques. À la fin sa femme accouche, alors il pleure de rage et s’évanouit de joie.

Mardi 28 mars 2000. Hier soir j’ai mal défendu le journal de Nabe à la télé : Viviant a dit que personne n’allait lire ça et j’aurais dû lui rétorquer qu’il prenait son cas pour une généralité. Tant pis, je décide de mettre Viviant sur la même page que Nabe dans mon livre, ça lui fera les pieds. Chloé n’a plus de fièvre. Delphine et moi en profitons pour sortir dîner chez Claudio (Le Monteverdi, rue Guisarde, à Paris). Nous nous saoulons de chianti classico. Avant de m’endormir, je replonge dans le journal de Nabe, captivant comme un sitcom brésilien. Jour après jour, j’entre dans sa vie, je me fâche avec Sollers et Hallier, j’écris des papiers dans L’Idiot International, je discute avec Albert Algoud et Arletty, Jackie Berroyer et Lucette Destouches, j’insulte des gens, j’en admire d’autres. Je m’endors intelligent.

Mercredi 29 mars 2000. Enfin du soleil : Chloé m’a mis le doigt dans l’œil pour me réveiller. Je poursuis ma lecture de Kamikaze. Amusant : tous les titres du journal de Nabe sont écrits dans des langues différentes. Tome 1 : Nabe’s Dream (anglais). Tome 2 : Tohu-Bohu (hébreu). Tome 3 : Inch’Allah (arabe). Tome 4 : Kamikaze (japonais). Ce type est bel et bien cinglé. Je repasse à la télé ce soir mais cette fois personne ne pourra me contredire quand je clamerai que Marc-Edouard Nabe est un fou génial. Je recopie une de ses phrases : « Mon cœur se retourne dans sa poitrine comme un mort dans sa tombe. »

Jeudi 30 mars 2000. Les journées se suivent et se ressemblent : Delphine part travailler, Chloé ressemble à un coquillage. Je lis toujours Kamikaze et vous devriez tous faire comme moi. Lire les aventures ordinaires d’un « personnage émotif et cruel ». Tout d’un coup, je réalise quelque chose : puisque Nabe recopie dans son journal tous les articles qui parlent de lui, cela veut dire que celui-ci figurera dans son tome 9 (1998–2000) ! Ainsi mon journal squattera dans le sien ! Je suis fier de m’incruster dans pareille entreprise gloutonne et titanesque.

Vendredi 31 mars 2000. « Plus on connaîtra ma vie dans les moindres détails, plus je serai libre. » Marc-Edouard Nabe est l’autobiographe le plus courageux du monde car il publie tout de son vivant, sans rien corriger, en laissant les vrais noms. Personne n’a jamais fait ça. Il se fout à poil en public, court tous les risques. Kamikaze aurait pu s’intituler Dans la peau de Marc-Edouard Nabe ; c’est l’ultime strip-tease mental, la « presse people » de la littérature, une véritable drogue dure. Chloé ne pleure plus, Delphine non plus. C’est bien d’avoir deux femmes chez soi.

(Note de 2011 : malheureusement, Nabe a cessé de tenir son journal intime en 1990, Kamikaze en fut le dernier tome. Depuis, je ne vis plus avec Delphine, et Nabe publie ses livres à compte d’auteur.)

Marc-Edouard Nabe, une vie

Au commencement était Alain Zannini, un bébé bruyant né le 27 décembre 1958 à Marseille. Il hésitait : fallait-il grandir ? Devenir guitariste de jazz comme Sacha Distel et Thomas Dutronc ? Dessiner ? Écrire ? Ah oui, tiens, écrire, pourquoi pas ? Depuis 1985, sous le pseudonyme de Marc-Edouard Nabe, ce Gréco-Turc bigleux a publié 29 livres. Les meilleurs ? Au régal des vermines (1985), Chacun mes goûts (1986), Rideau (1992), L’Age du Christ (1992), Lucette (1995) et bien sûr les quatre tomes de son mégajournal pas intime du tout, extraordinaire chant du cygne. Dès qu’il cessa de l’écrire, il cessa d’exister. En 2011, Marc-Edouard Nabe continue de s’agiter, s’égosiller, s’époumoner, coller des tracts incendiaires sur les murs, autoéditer son dernier livre sur internet, se suicider dans le désert, faire campagne pour recevoir le prix Renaudot, avant de stigmatiser le système pourri quand il ne l’obtient pas. Le problème, c’est que ses meilleurs textes sont derrière lui. Quel destin plus triste que d’avoir voulu être Léon Bloy et de finir en sous-Jean-Edern Hallier ?

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