François Nourissier a mâché le travail de ses biographes : il s’est enterré souvent. « Je ne suis pas fier de ma vie. Je ne m’aime pas. Je n’aime pas ma vie » (Un petit bourgeois). « Écrivains vieillissants, avec leurs baises comme avec leurs tirages : en rajoutant toujours un peu » (Bratislava). Ce qui me plaisait chez lui, c’est le contraste entre l’homme et l’œuvre. L’homme avait une image entièrement fausse de vieux notable, de barbon onctueux, machiavélique, de vieux manipulateur, marionnettiste du prix Goncourt, de chroniqueur influent au Point et au Figaro magazine… Il suffît d’ouvrir ses livres pour découvrir quelqu’un d’autre. Horriblement sincère, d’une violence impardonnable envers lui-même, un styliste maniaque de la clarté et un humoriste plus noir que son maître Jérôme K. Jérôme. Son œuvre autobiographique est une des plus profondes, des plus tristes, et des mieux ciselées de l’histoire de la littérature française. Un petit bourgeois (1963) et Le Musée de l’Homme (1978) sont des classiques. À défaut de génie (2000) un chef-d’œuvre de mémorialiste. Et Bratislava… Bratislava, la ville où il fut si heureux de fêter ses 20 ans à l’été 1947, est sa Fêlure : « Je me souvenais de souvenirs — autant dire de rien. » Dès la dernière phrase de son premier roman, L’Eau grise : « La vie ne rebondit pas, elle coule… », la messe était dite. Nourissier aurait pu ressembler à la méchante reine de Blanche-Neige si elle s’était injuriée devant sa glace : « Miroir, mon beau miroir, suis-je toujours la plus moche du royaume ? »
Après un début pamphlétaire (en 1957, Les Chiens à fouetter étrillait le carnaval des lettres), Sisyphe Nourissier a gravi tous les échelons de la gloriole académique : il poussait son rocher afin de le regarder dévaler la pente. C’est fou ce que la trouille peut motiver un être humain. Mais elle ne guérit jamais. Toutes ses consécrations (Grand Prix du roman de l’Académie française pour Une histoire française en 1965, prix Fémina pour La Crève en 1970, président de l’Académie Goncourt de 1996 à 2002) n’ont jamais réussi à le rassurer complètement. François Nourissier n’a pas attendu Miss Parkinson pour commencer à trembler : « On remonte ensuite dans sa chambre, on s’installe devant la page commencée et l’on écoute en soi des bruits de délabrement » (Un petit bourgeois). Nourissier, c’était Cioran dans un fauteuil Louis XVI. « De vieilles maisons, de vieilles vies : voilà mon décor. » Un petit bourgeois distille une prose brève et lucide, d’une impitoyable cruauté. Il faut se rendre à l’évidence : on ne lira plus beaucoup d’auteurs comme celui-ci. On n’aura plus le temps, il n’y aura plus de gens comme Nourissier pour peaufiner doucement des pages sadiques sur la bourgeoisie française, ni de nouveaux lecteurs pour s’y intéresser. Une beauté crépusculaire se dégage de ses paragraphes tirés à quatre épingles, et l’on se sent happé par le mystère de cet homme qui se détestait tellement qu’il en a fait un des plus sensibles autoportraits du siècle. « Tout me faisait rougir : la timidité, la colère, le désir, le plaisir, les gâteaux, le vin blanc, le rouge, le rose, le cognac, les humiliations, les sauces, le sport, les victoires, les regards, l’appel de mon nom, les rencontres inopinées, les bouffées de la mémoire » (Un petit bourgeois).
Plus loin dans ce livre, j’évoque la figure parfaite de l’écrivain américain Hunter S. Thompson, l’école « alcoolo et torse nu », mais il ne faut pas non plus négliger l’alternative Nourissier : le barbon solitaire qui pleure sur la fin des haricots. Les deux styles se rejoignent un peu : quand ils ne se sont pas rétamés en bagnole contre un platane, les jeunes gandins ivres morts finissent toujours par porter une veste en tweed et fumer la pipe en polissant leurs mémoires. Mais tous n’auront pas la « loose » classe de Nourissier.
Je lui dois tant. Il m’a enseigné cette sécheresse qui décuple l’émotion. « Mon père est mort le dimanche 17 novembre 1935, vers cinq heures du soir, assis à côté de moi au cinéma où il m’emmenait pour la première fois. »
L’autre jour, j’ai trouvé chez un libraire du 15e arrondissement Le Musée de l’Homme, publié en 1978, introspection qui commence par cette phrase : « J’étais devenu mon propre fantôme. » Je l’ai lu en marchant, autour des Invalides, puis sur un banc, sous une pluie fine, sans discontinuer : « J’avais été l’homme des soirées vides et des maisons perdues. » Puis, plus loin, ce trait d’humour : « Ma grande âme chaussait ses charentaises. » Bien qu’ex-académicien Goncourt, Nourissier était tout sauf académique. Son autodestruction est ultramoderne, sa solitude très contemporaine, sa concision métaphysique. Le vieux barbu prolonge par son autobiographie laconique le Sartre des Mots, par son sens de la formule le Montherlant des Jeunes Filles, y ajoutant la méchanceté de Barrés, la liberté de Gide, la jubilation de Stendhal et la précision de Constant. Il était le dernier des monstres français. Il avait le subjonctif révolté, le verbe rigoureux, le tir juste. « Je voudrais seulement creuser le trait, donner enfin de moi une image que ne paraisse pas avoir estompée sur le miroir une buée de narcissisme. ».
Le grand problème de François Nourissier fut d’être François Nourissier. Cela, il ne l’a jamais accepté : c’est tout le sujet de son œuvre. Il aurait aimé être quelqu’un d’autre (ses amis Aragon ou Chardonne ? Benjamin Constant ? Rousseau ou Montaigne ?) : « Les hors-la-loi de la première personne, les innocents de l’aveu. » Sa mort en février 2011 sonna le glas d’un certain style français. Né en 1927, Nourissier est l’auteur de quelques grands livres d’autodénigrement : Un petit bourgeois (1963), Le Musée de l’Homme (1978), Bratislava (1990) et À défaut de génie (2000). « Depuis que je me dégoûte, je dégoûte aussi les autres. » Ses romans sont plus ampoulés, même si Le Bar de l’Escadrille commence par un incipit terrifiant de laconisme (et qui nous concernera bien assez tôt) : « Depuis qu’ils ont mon âge, les morts m’intéressent. » Pour l’embêter, nous dirons que Monsieur Sans-Génie avait du talent et demi.