Numéro 86 : « Disgrâce » de J. M. Coetzee (1999)

Avec Coetzee, les jurés suédois ont couronné en 2003 un écrivain accessible, ambitieux sans être opaque, littéraire sans être pontifiant. Le meilleur moyen de découvrir l’œuvre de ce Sud-Africain à la barbichette donquichottesque est de lire son chef-d’œuvre : Disgrâce, paru en 1999. C’est un roman court (250 pages), qui s’avale en deux heures et raconte l’histoire d’un prof qui se tape une pute tous les jeudis. « Il lui écarte bras et jambes, lui embrasse les seins ; ils font l’amour. » Avouez qu’il n’est pas fréquent qu’un Nobel écrive aussi lisiblement. « Son existence se résumait à rechercher fébrilement les occasions de coucheries. Il eut des aventures avec des femmes de collègues ; il levait des touristes dans les bars sur le front de mer ou au Club Italia ; il couchait avec des putains. » Disgrâce commence comme du Houellebecq ! Très vite le roman bifurque vers David Lodge : le prof sera accusé de harcèlement sexuel par une de ses étudiantes (pas la pute, une autre). Il devra s’exiler à la campagne chez sa fille lesbienne et connaîtra alors une autre forme de disgrâce, celle d’être blanc dans un pays de Noirs : Roth ou Kundera ne sont plus très loin (le livre aurait très bien pu s’intituler La Tache ou L’Ignorance). Décerner le Nobel à Coetzee était-il indirectement une façon de le décerner aussi à Roth et Kundera tout en continuant de les snober ? Le Suédois est fourbe.


Ce qui frappe à la lecture de Disgrâce est son laconisme. Il se passe tant de choses en si peu de mots. Coetzee scrute les micro-événements ridicules qui montrent la vieillesse et la solitude du héros. On a l’impression, en épluchant Coetzee, que tous les autres écrivains meublent. C’est comme si ce prof de littérature avait décidé un jour de ne plus jamais écrire un mot inutile. Exemple : « Il se plaît dans le calme qui règne dans la salle de lecture en fin d’après-midi, il aime rentrer chez lui à pied ensuite : l’air vif, l’humidité, le bitume qui luit. » Qu’ajouter de plus ? On y est. Ce « bitume qui luit » contient toutes les fins de journées pluvieuses du monde.

L’autre truc qui a dû plaire aux Nobel, c’est son raffinement « bobo » : ses personnages écoutent des sonates de Scarlatti, citent des poésies de Wordsworth, s’envoient des œillets roses… Bref, on n’est pas chez les ploucs. Quand le prof drague son élève, il est carrément ÉNORME :

« Passe la nuit avec moi.

— Pourquoi ?

— Parce que la beauté d’une femme ne lui appartient pas en propre. Cela fait partie de ce qu’elle apporte au monde, comme un don. Elle a le devoir de la partager. »

Quel génial baratin de vieux libidineux ! On dirait Sydney Pollack dans un film de Woody Allen.

Lire Coetzee confère l’illusion d’appartenir à une caste, celle des intellos qui fuient le politiquement correct. Un grand romancier, c’est quelqu’un qui vous fournit des méthodes de drague qui fonctionnent. Celle-ci a été testée par nos soins sur un panel représentatif de la population des étudiantes d’Europe occidentale : efficace à 76 %. Puisque je vous dis que ceci est un livre scientifique.

J. M. Coetzee, une vie

John Maxwell Coetzee est le deuxième Nobel de littérature sud-africain après Nadine Gordimer en 1991. Né en 1940 près du Cap, il y a longtemps enseigné la littérature. Son premier succès mondial arrive en 1980 avec En attendant les barbares. Puis il obtient deux fois le Booker Prize : en 1983 avec Michael K, sa vie, son temps et en 1999 avec Disgrâce. Coetzee est le Romain Gary anglo-saxon ! Il a eu deux fois le Goncourt anglais, sauf qu’il n’a pas eu besoin de prendre un pseudonyme pour ça. Récemment, il s’est tourné vers l’autobiographie : Scènes de la vie d’un jeune garçon (1999) et Vers l’âge d’homme (2003) reviennent sur sa jeunesse avec mélancolie et délicatesse. Mais Disgrâce reste son point d’orgue, son point culminant, son point final, et d’ailleurs il est disponible en Points Seuil.

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