Nous vivons dans un monde transformé par la technologie. Nous volons dans les airs, nous roulons sur le bitume à 250 km/h, nous naviguons sur les océans, sous la mer et sur la lune. Cette incroyable révolution a entraîné des catastrophes nouvelles. Fusées qui explosent dans le firmament, avions qui s’écrasent contre des tours, sous-marins qui cotilent au fond des mers, paquebots éventrés par des icebergs. Et l’accident le plus banal : l’automobile fracassée contre une autre automobile, ou un platane, un mur de béton, un camion de butane, une famille nombreuse. Cette horreur fait partie de notre réalité quotidienne. De temps en temps, l’accident de voiture est plus glamour (la Porsche de James Dean, la Mercedes de Lady Diana, la Buick de Jayne Mansfield…) ou littéraire (Albert Camus, Roger Nimier, Jean-René Huguenin…). Pas étonnant qu’un jour de 1973 un écrivain anglais ait eu l’idée d’en faire une métaphore de notre société.
Crash ! de J. G. Ballard est un classique du roman réaliste que l’on prend à tort pour un délire expérimental de perverse-fiction. Mais c’est un livre que Balzac aurait pu écrire s’il avait connu une époque aussi malade que la nôtre. Traumatisé par la mort de sa femme, J.G. Ballard imagina en pleine crise pétrolière un personnage (portant son nom) excité par la beauté érotique des tôles froissées. Ce Ballard fictif rencontrait Vaughan, un cinglé qui rêvait de mourir dans un accident avec l’actrice Elizabeth Taylor. Crash ! faisaient les voitures volontairement fracassées par ce personnage détraqué. Drôle d’idée, quand on est adolescent, de dévorer un roman où il est question de mutilations jouissives, du plaisir de la tôle froissée et d’orgasmes ensanglantés. Dans les années 70, la puissance morbide de Ballard faisait écho à la folie macabre de Lautréamont, dont j’apprenais par cœur des passages au lycée… et à Sade, qu’on n’enseignait pas en cours, mais que je lutinais dans mon boudoir.
« Des fragments de pare-brise étaient incrustés dans son front comme une couronne de diamants. » Ballard (et le lecteur, par transitivité) découvrait un milieu malsain où les compressions de César seraient des instruments de jouissance pour des masochistes déchiquetés à l’intérieur des habitacles. Andy Warhol avait eu auparavant la même fascination aux États-Unis, avec ses sérigraphies de « car crashes ». J’ai lu Crash ! trop tôt : c’est un des plus grands chocs de ma vie, un texte tellement bizarre, scintillant et répugnant qu’il ne peut pas faire autrement que changer votre vision du monde. La première phrase est un des débuts de roman les plus métalliques jamais écrits : « Vaughan est mort hier dans son dernier accident. » Ah bon ? On peut collectionner les accidents comme des timbres ? Je me souviens aussi de l’adaptation au cinéma réalisée en 1996 par David Cronenberg avec l’espiègle Rosanna Arquette : on ignorait avant ce film qu’une attelle, un plâtre, une minerve, un bandage et des broches pouvaient être aussi sexy qu’un porte-jarretelles et une guêpière. Le roman comme le film ont fait scandale et sont devenus « cultes » puisque le scandale est désormais un sacrement. Ceux qui ont perdu un proche dans un accident de la route ne trouvent peut-être pas cette pornographie automobile de très bon goût. Éternelle question : le scandale est-il de montrer la réalité ou n’est-ce pas plutôt la réalité elle-même, à savoir une industrie automobile devenue toute-puissante au prix de millions de vies brisées ?
James Graham Ballard fut longtemps le plus grand écrivain anglais vivant, mais en France personne ne le lisait : tout le monde croyait que c’était David Lodge, Ian McEwan, Jonathan Cœ ou Julian Barnes. Né en 1930 à Shanghai, interné dans un camp japonais jusqu’à la fin de la guerre, J G. Ballard découvre l’Angleterre en 1946 et publie sa première nouvelle en 1956 dans New Worlds. Ensuite il n’a cessé d’écrire de la Spéculative Fiction apocalyptique (Le Vent de nulle part, 1961 ; Le Monde englouti, 1962 ; La Forêt de cristal, 1966 ; Sécheresse, 1975), puis une littérature cyber-punk avant l’heure (Crash ! 1974, adapté au cinéma par David Cronenberg ; Vermilion Sands, 1975 ; I.G.H. : Immeuble de Grande Hauteur, 1976).
La Foire aux atrocités (1970) fut sa première tentative réaliste : elle sera suivie en 1984 par l’autobiographique Empire du Soleil, devenu un mélo entre les mains de Steven Spielberg.
Ballard régna plusieurs décennies sur la fiction anglo-saxonne comme un vieux singe dont toutes les grimaces se sont vérifiées. En l’an 2000, Super-Cannes (Fayard) a rassuré ses fans : son cadavre bougeait encore. La seule catastrophe qu’il n’a pas vue venir fut son cancer de la prostate en 2009.