« I had a farm in Africa. » La plupart des gens croient que cette phrase est de Meryl Streep. Grâce à une nouvelle traduction publiée chez Gallimard, on sait que la phrase exacte est « J’ai possédé une ferme en Afrique, au pied du Ngong », qu’elle vient du danois (et non de l’anglais) et que son auteur est Karen Blixen. Jusqu’alors, on lisait une traduction d’une traduction anglo-saxonne tronquée… Ou alors on entendait la voix off d’un film hollywoodien avec Robert Redford sorti en 1986 (oscar du meilleur film cette année-là).
Ce fut une expérience très étrange de lire ce récit en Russie. Mon voyage fut démultiplié : ici, au Grand Hôtel de l’Europe, dans ma chambre avec vue sur la perspective Nevski, je suis un Français qui visite en Russie l’Afrique d’une Danoise. La véritable mondialisation, c’est la littérature.
Je crois qu’on peut dire que La Ferme africaine est environ cent milliards de fois plus esthétique que « La Ferme Célébrités ». Par exemple, personne sur TFl ne s’est jamais écrié : « Quand le souffle passait en sifflant au-dessus de ma tête, c’était le vent dans les grands arbres de la forêt, et non la pluie. Quand il rasait le sol, c’était le vent dans les buissons et les hautes herbes, mais ce n’était pas la pluie. Quand il bruissait et chuintait à hauteur d’homme, c’était le vent dans les champs de maïs… » Vous aurez beau regarder votre poste débile pendant des siècles et des siècles, si jamais le ciel se couvre, jamais vous n’entendrez un candidat de télé-réalité s’écrier : « Mais lorsque la terre répondait à l’unisson d’un rugissement profond, luxuriant et croissant, lorsque le monde entier chantait autour de moi dans toutes les directions, au-dessus et au-dessous de moi, alors c’était bien la pluie. C’était comme de retrouver la mer après en avoir été longtemps privé, comme l’étreinte d’un amant. »
La vie est mal fichue. Ce serait joli si la télé parlait comme Karen Blixen. Une langue aiguë et fluide, une poésie tendre et amère, avec de brusques montées de lyrisme suivies d’accès de fureur froide. Scandinave, quoi !
Il y a beaucoup de points communs entre les romanciers nordiques. La nature est très présente (chez Blixen autant que chez Hamsun) : c’est une littérature à forte teneur en oxygène. Et le désespoir est permanent, même s’il est parfois teinté d’humour comme chez Paasilinna. Dans ces contrées les hivers sont longs et les sapins innombrables. La mélancolie fait partie du paysage, comme les forêts. Ce qui fait l’incroyable puissance de La Ferme africaine, c’est de mêler la méticulosité danoise et la sensualité africaine. Entre 1914 et 1931, une femme dirige une plantation de café. Son mari l’ennuie avec ses incartades. Elle tombe folle amoureuse d’un autre homme qui meurt dans un accident d’avion. Elle rentre chez elle et écrit un livre.
Si vous connaissez une plus belle histoire, tapez 1.
Plus connue sous le pseudonyme d’Isak Dinesen, Karen von Blixen-Finecke est née et morte à Rung-stedlund (1885–1962). Comme ce village danois (et le domaine familial) portent un nom difficile à prononcer, elle décide d’épouser le frère jumeau de son premier amour et de monter une plantation de café en Afrique orientale anglaise. La Ferme africaine (1937) est un récit autobiographique qui raconte cet échec tant professionnel que sentimental : tout ce que lui a rapporté son séjour en Afrique, c’est un deuil inconsolable, la ruine financière et la syphilis transmise par les tromperies de son mari. La seule chose à faire, devant un tel désastre, c’est d’écrire un chef-d’œuvre. À noter que Karen Blixen est aussi l’auteur de nombreux contes fantastiques ainsi que d’une célèbre nouvelle, Le Festin de Babette, où Stéphane Audran a trouvé un de ses plus beaux rôles au cinéma (en cuisinière française qui dépense tout son argent, gagné à la loterie, afin de préparer un dîner somptueux).