On ne relit jamais un livre. Relire, c’est lire pour la première fois un livre qu’on a déjà lu. C’est énervant, parce qu’on aime bien se dire qu’on a lu beaucoup de livres. Quand on en finit un, on se dit : « A y est ! » On coche le titre sur sa liste mentale. « Celui-là, c’est fait. Au suivant ! » Eh bien non. Si l’on reprend le même roman des années plus tard, on s’aperçoit qu’on ne l’a jamais lu. On le redécouvre entièrement. Il a changé, comme nous. Sur la route, par exemple. Le chef-d’œuvre de Kerouac, fondateur de la beat génération. On the road est un des livres les plus importants du XXe siècle parce qu’il a transformé la vie de tous ses lecteurs. Et moins douloureusement que Le Capital de Karl Marx.
Sans Kerouac, pas de Bob Dylan, ni de mouvement hippie, ni de libération sexuelle… La première fois que j’ai lu cette virée insensée d’alcooliques drogués au cœur des États-Unis, j’étais un adolescent qui se prenait pour un aristocrate. Soudain un monde s’ouvrait à moi : la liberté, le vent, la poésie des kilomètres avalés sous les roues, le souffle d’une écriture lyrique et rythmée comme le bebop, l’envie de se bourrer la gueule et de tout plaquer en gueulant : « waooooouuuuhhhh ». Du jour au lendemain je suis devenu un beatnik (ce qui s’est traduit par un refus d’aller chez le coiffeur pendant au moins six mois). Aujourd’hui Gallimard a non seulement traduit la version intégrale de Sur la route et rassemblé tous les romans de la Légende de Duluoz — cette version beat de la Recherche du temps perdu — mais dans l’intervalle j’ai vieilli, même si j’ai toujours la même coupe de cheveux. Certains passages de Sur la route m’apparaissent dans toute leur naïveté : « Quelque part sur le chemin je savais qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare. » Cet enthousiasme innocent a été tellement copié qu’on a du mal à y adhérer encore au XXIe siècle… il s’est passé des choses depuis 1957.
Peut-être ce livre est-il écrasé par sa légende : l’histoire de cette « prose spontanée » tapée à la machine, en 1951, sans paragraphes, en deux semaines et demie, sur un rouleau de télex de 35 mètres (lui-même une métaphore de la route), puis refusée par tous les éditeurs pendant six ans ; tout ce qu’on sait désormais sur l’influence de ce fou autodestructeur qu’était Neal Cassady (modèle du personnage de Dean Moriarty, « l’ange de feu »). Kerouac était beaucoup plus raisonnable que lui, il était le besogneux de la bande, le catho, le greffier, celui qui immortalisa les délires de ses potes. Celui qui prenait des notes pendant que les autres s’éclataient. Dans toutes les bandes de copains, il y a un vrai maboul qui en principe meurt jeune (par exemple le « Major » de la tribu de Vian, qui s’amusait à escalader les façades des immeubles pour entrer dans les surboums par la fenêtre, eh bien, un soir, le Major tomba de haut). Ce maboul est l’équivalent festif des muses pour les poètes de l’Antiquité. « Mais alors ils s’en allaient, dansant dans les rues comme des clochedingues, et je traînais derrière eux comme je l’ai fait toute ma vie derrière les gens qui m’intéressent, parce que les seules gens qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant… »
Des détails m’avaient échappé : la construction en zigzag (San Francisco, La Nouvelle-Orléans, le Mexique), les partouzes, les bagarres, d’autres choses avaient été censurées par Viking Press en 1957 (l’homosexualité, les vrais noms des personnages, quelques scènes érotiques). En relisant ce torrent, j’ai surtout compris que Kerouac est… l’inventeur du rap ! Sur la route est un disque de hip-hop. Vous pouvez le réciter à haute voix, Eminem n’a rien inventé.
En conclusion, Sur la route tient la route. Ça reste le seul roman qu’on referme avec l’envie de tout envoyer promener. Je crois que je vais m’acheter un combi Volkswagen et me casser à San Sébastian sans réfléchir, en chantant Canned Heat : « I’m on the road again ». Kerouac est le pourfendeur de l’immobilité. C’est aussi un peintre de l’Amérique. Il semble dire au monde : ce pays est grand et sale, beau et malade ? Arpentons-le en long, en large et en travers pour en avoir le cœur net. « Et, devant moi, c’était l’immense panse sauvage et la masse brute de mon continent américain ; au loin, quelque part de l’autre côté, New York, sinistre, loufoque, vomissait son nuage de poussière et de vapeur brune. Il y a, dans l’Est, quelque chose de brun et de sacré ; mais la Californie est blanche comme la lessive sur la corde, et frivole — c’est du moins ce que je pensais alors. »
Jean-Louis Kerouac, dit « Ti Jean », est né le 12 mars 1922 en Nouvelle-Angleterre, à Lowell, dans le Massachusetts, de parents québécois. À 4 ans, il perd son frère aîné. Il parle français jusqu’à l’âge de 11 ans, puis joue au football américain. Arrivé à New York à 17 ans, il découvre l’anglais, le bebop, le bourbon et les copains de Columbia University. Il admire surtout Neal Cassady, un génial dingue suicidaire qui improvise des tirades : « Je sais tout sur tout, combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? » La vraie star c’est lui, mais comme ce taré gâche son talent, le timide Kerouac l’espionne, l’imite, se met au travail, et c’est lui qui est resté. Victoire de la littérature sur la vie ! Devenu idole des jeunes en 1957 avec On the road, il n’aura plus que douze années à vivre, où il épuisera les mêmes thèmes dans treize autres livres (parmi lesquels Visions de Cody, Les Clochards célestes, Big Sur, Vanité de Duluoz…). Il meurt alcoolique et détruit, réfugié chez sa mère en Floride, à 47 ans, deux mois après Woodstock.