Numéro 10 : « La Fêlure » de Francis Scott Fitzgerald (1936)

Ils ne sont pas nombreux, les livres qu’on peut relire tous les ans en vingt minutes, et qu’on a ensuite envie de serrer très fort contre son cœur jusqu’à les broyer. The Crack-Up est de ceux-là. Ce sont trois articles commandés par la revue Esquire (et publiés en février, mars et avril 1936). C’est à ma connaissance la première fois au monde qu’un homme brisé par l’alcool avoue publiquement, dans un magazine, son intoxication, sa dépression et son incapacité à écrire. C’est une lettre d’adieu absolument désespérée, et cependant d’une dignité qui force le respect. Sa parution fit scandale : les Américains furent choqués d’être confrontés avec une telle impudeur à la décadence de leur icône des années folles.

Comment échapper à sa légende ? De leur vivant, Scott et Zelda Fitzgerald trimballaient déjà un fardeau de clichés : enfants du jazz, buveurs de gin, danseurs excentriques, amants scandaleux, ils avaient taylorisé les rôles (lui, le fêtard bourré, et elle, la flapper flippée). Leur mort n’a fait qu’empirer la situation. Fitzgerald ne peut aujourd’hui être décrit autrement qu’en enfant gâté de la génération perdue ou comme symbole du chagrin en smoking.

Mais Francis Scott Fitzgerald fut d’abord un grand auteur comique, comme tous les grands auteurs tout court. Il possédait un sens de la provoc dandy qui me ravit : « J’avais des invités en croisière et c’était tellement drôle qu’il a fallu que je coule le yacht pour qu’ils rentrent chez eux. » Son œuvre entière — nouvelles et romans — est une satire légère de la haute bourgeoisie américaine, de ses mariages arrivistes et de son lucre ostentatoire. C’est Tchékhov réécrit par Saint-Simon. Et c’est en étudiant son humour qu’on découvre le vrai visage de Fitzgerald, celui d’un révolté. « Je suis essentiellement marxiste », nota-t-il dans les Notebooks retrouvés après sa mort. Fitzgerald, ancêtre de Che Guevara ? Derrière tout caricaturiste infiltré se cache un dangereux terroriste. Tendre est la nuit, c’est du Buñuel, du Ferreri, du Mocky. Gatsby est un voyou qui se moque des milliardaires. Aujourd’hui, Fitzgerald publierait « Un diamant gros comme le World Trade Center ».


« Le chapeau du prestidigitateur était vide. » La dépression économique de 1929 entraîna chez Scott une autre dépression, nerveuse celle-là. La Fêlure est le récit de son naufrage. Son auteur avait tout prévu de sa vie future, il comprend que dans sa jeunesse il rédigeait son propre avenir quand il riait des gens ruinés. Le malheur est prévisible, ce qui ne l’empêche pas d’arriver. L’incipit est célèbre : « Of course all life is a process of breaking down » (« Toute vie est bien entendu un processus de démolition »). La Fêlure raconte pourquoi et comment le grand écrivain du New York des années 20 se retrouve pauvre et démoli à Hollywood, deux décennies plus tard : « Et tout d’un coup, sans m’y attendre, j’allai mieux. — Et aussitôt que j’en eus vent, je me fêlai comme une vieille assiette. » La destruction s’est faite en quatre étapes : permettez-nous de vous proposer LA FÊLURE MODE D’EMPLOI.

1) Flambez, vivez au-dessus de vos moyens (dilapidant l’argent sans penser au lendemain) ;

2) Buvez jusqu’à tomber par terre tous les soirs (« tous les actes de ma vie, me brosser les dents le matin et avoir des amis à dîner le soir, me demandaient maintenant un effort ») ;

3) Utilisez vos frustrations de jeunesse comme source d’inspiration (votre exclusion du Triangle Club de Princeton, votre râteau avec Ginevra King, la conquête difficile de Zelda Sayre) : vous les verrez revenir dans votre figure vingt ans plus tard avec une ultime violence ;

4) Travaillez dans le cinéma : « Déjà en 1930, j’avais eu l’intuition que le cinéma parlant rendrait même le romancier qui se vendait le mieux aussi archaïque que le cinéma muet. »


On prend Fitzgerald pour un auteur gentiment poétique, ou élégamment classique, alors que, comme tous les génies, il n’a cessé d’innover et de bousculer l’ordre établi. Fitzgerald et Joyce, même combat ! Les deux buveurs se sont d’ailleurs rencontrés au début des années 20 à Paris. Les grands écrivains sont toujours d’avant-garde. Mais cette agitation avait un prix. Le déconneur était fragile : l’un des chapitres de La Fêlure s’intitule Handle with care. C’est la formule qu’on inscrit sur les cartons de vaisselle (fêlée ou non) lors des déménagements : « À manier avec précaution. » Fitzgerald voulait intituler ses carnets « Diary of a literary failure » (« Journal d’une faillite littéraire »). C’est le seul point sur lequel il manquait de lucidité. Sa destruction personnelle a au contraire contribué à ce que son art lui survive.

Francis Scott Fitzgerald, une vie

Francis Scott Fitzgerald est né à Saint Paul (Minnesota) le 24 septembre 1896, et mort à Hollywood (Californie) le 21 décembre 1940. Entre les deux, il a connu la gloire et la déchéance. Gloire : This Side of Paradise, paru chez Scribner’s le 26 mars 1920, et, huit jours plus tard, le 3 avril, mariage avec Zelda Sayre à la cathédrale de New York. Bonheur des nouvelles publiées partout, et des voyages en Europe. Naissance de sa fille le 26 octobre 1921. Joie de publier Gatsby le Magnifique le 10 avril 1925.

À partir de là, déchéance : l’alcoolisme, la folie de Zelda, les séjours en Suisse, les scénarios refusés. Tendre est la nuit, qui paraît le 12 avril 1934, se fait l’écho de la tragédie en cours. Le roman est un bide. Fitzgerald sombre dans la dépression. Il tente d’écrire Le Dernier Nabab, et La Fêlure sera son De profundis. Le secret de son écriture étincelante ? Il suffisait de contempler le rêve américain, puis de le vivre, le perdre, le regretter, le détester, y renoncer.

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