« If you really want to hear about it… »
Si vous voulez vraiment que je vous dise à quoi je pensais quand je marchais dans la forêt de Cornish, New Hampshire, à la recherche de J. D. Salinger en mai 2007, alors sûrement la première chose c’est « mais bon sang qu’est-ce que je fous là », et toutes ces conneries à la Albert Camus, mais j’ai pas envie de raconter ça et tout.
(Après avoir traversé le pont couvert au-dessus de la rivière Connecticut, il fallait tourner à droite et rouler jusqu’au cimetière. Ensuite gravir à gauche des chemins de terre au milieu des sapins géants en sachant qu’au bout de cette route barrée de troncs d’arbres, en haut de la colline, derrière des clôtures aux panneaux « No trespassing », dans une ferme rouge, vivait l’écrivain le plus mystérieux, le plus secret du monde. Derrière moi la caméra de Jean-Marie Périer enregistrait ma quête vaine ; je savais bien que je me dégonflerais au bout du compte. D’abord parce que Salinger était un ancien militaire, peut-être armé… Mais surtout parce que jamais je n’aurais osé déranger l’auteur de mes nouvelles préférées. Je voulais seulement connaître l’homme qui se cachait derrière Seymour Glass — prononcer « see more glass » : voir plus de verre. Je voulais savoir si Salinger était heureux dans sa tour d’ivoire au fond des bois ; en vérité j’étais aimanté par mon contraire.)
On ne compare pas assez Jérôme David Salinger à Albert Camus. Pourtant les deux auteurs sont nés à six ans d’écart (Camus en 1913, Salinger en 1919) et ont atteint chacun des sommets de popularité de leur vivant. L’Attrape-Cœurs (1951) est sorti neuf ans ans après L’Étranger (1942), ce qui fait de Holden Caulfield un petit frère de Meursault. En 1960, quand Camus meurt d’un accident de voiture, Salinger est déjà reclus à Cornish depuis sept ans. Embrasser un platane ou s’enfermer dans une forêt, le geste revient à peu près au même. Pourquoi Salinger n’a-t-il jamais eu le Nobel ? Parce que les jurés suédois savaient qu’il ne viendrait jamais le chercher ! Salinger est le Camus américain : disparus tous deux à 46 ans (comme Baudelaire et Musset), ils nous disent que la vie est absurde, qu’il faut se révolter afin de retrouver l’innocence perdue ; leurs narrateurs racontent leur errance dans une langue simple, orale, imagée : « if you really want to hear about it, maman est morte ».
La moitié des « Neuf nouvelles » (Nine stories) rassemblées deux ans après L’Attrape-Cœurs ont été écrites auparavant et publiées par le New Yorker. Leurs titres ont une étrangeté qui a influencé tous les nouvellistes des décennies suivantes. Avant de se suicider en 2008 à 46 ans, David Foster Wallace aurait-il écrit Brefs Entretiens avec des hommes hideux ou Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas si Salinger n’avait imaginé Oncle déglingué au Connecticut, Pour Esmé avec amour et abjection, Un jour rêvé pour le poisson-banane et Juste avant la guerre avec les Esquimaux ? Même les universitaires les plus poussiéreux reconnaissent l’incroyable talent de nouvelliste de J. D. Salinger. Ses histoires reliées entre elles par les personnages d’une même famille, ses détails elliptiques sur la guerre, ses malades mentaux dont on chuchote le nom dans les familles bourgeoises, ces êtres fragiles, dépressifs, décalés, la justesse de leurs dialogues enfantins, ont une force, un désespoir, une originalité qui font de Nine Stories un authentique chef-d’œuvre, sans doute plus émouvant encore que « L’attrapeur dans le seigle ». En exergue, Salinger cite un proverbe zen : « On connaît le bruit de deux mains qui applaudissent. Mais quel est le bruit d’une seule main qui applaudit ? » Dès le début de la première nouvelle (Le poisson-banane), il répond à la question. Une femme se met du vernis à ongles, le téléphone sonne, « elle se leva en agitant la main pour faire sécher ». La voilà, la seule main qui applaudit. Salinger pousse l’art de l’ellipse (après Hemingway et avant Carver) à son point de paroxysme. Le malaise de ses personnages n’est pas immédiatement compréhensible. Son iceberg à lui se nomme : World War II. Ainsi dans En bas, sur le canot, une mère tente de convaincre son fils de 4 ans, caché dans une barque, d’arrêter de disparaître sans arrêt. Petit à petit, on comprend qu’elle est la sœur de Seymour Glass (le héros du Bananafish), dont le suicide est la cause de ce dommage collatéral. Ne jamais dissiper le mystère, tel semble être le secret de Salinger. Au contraire l’approfondir. Laissez-les tous se creuser la tête pour comprendre ce qui ne va pas. Un écrivain peut faire rire, pleurer ou rêver, mais il n’est pas obligé de tout expliquer, il n’est pas là pour ça. Il peut même s’employer à compliquer notre existence.
Les deux derniers livres de Salinger sont des diptyques : Franny et Zooey (1961) et Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers suivi de Seymour, une introduction (1963). Ces quatre longues nouvelles approfondissent notre connaissance de la famille Glass. Tous ces textes épars peuvent donc être considérés comme un seul et même roman, qui tente d’expliquer, par divers éclairages, un événement fondateur : le suicide d’un survivant de la guerre (après une conversation charmante sur une plage de Floride avec une petite fille de six ans, Seymour Glass, 31 ans, remonte dans sa chambre d’hôtel et se tire une balle dans la tempe droite à la fin du Jour rêvé pour le poisson-banane). L’ambition de Salinger est immense : connaissez-vous beaucoup de romanciers capables de décrire le suicide d’un personnage en 1948 et de passer ensuite toute leur vie à inventer des flash-backs sur lui, ses frères et sœurs, sa femme, son enfance ? C’est comme si Salinger voulait tenter de savoir ce qui serait arrivé s’il était mort de sa dépression d’après guerre. Quatre livres seulement en douze ans, puis le silence de Mona Lisa… Dans la dédicace de Franny et Zoœy, Salinger compare son « livre d’apparence mesquine » à un « haricot refroidi ». Toute l’œuvre de Jerry Salinger peut être lue en une après-midi, mais il faut une vie entière pour la décrypter. Une phrase me semble résumer ce projet tentaculaire, que son frère Buddy trouve dans le carnet intime de Seymour Glass dans Dressez haut la poutre… : « Je suis un paranoïaque à l’envers : je soupçonne les autres de faire des complots pour me rendre heureux. »
Né le 1er janvier 1919 à New York, il a souvent fait ses adieux. Après la publication de L’Attrape-Cœurs (1951) et des Nouvelles (1953), il disparaît. Salinger publie ensuite Franny et Zoœy en 1961 et Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers en 1963. Il donne sa dernière nouvelle au New Yorker en juin 1965 : Hapworth 16, 1924. Encore un monologue de Seymour Glass, où, bien qu’âgé de 7 ans, il rédige une lettre à ses parents où il s’exprime comme un adulte… L’accueil fut très réservé : logorrhée incompréhensible, histoire sans aucune crédibilité (un petit garçon qui cite Don Quichotte et des ouvrages de yoga !). Vexé, Salinger cessa alors de publier : pour le public, il est devenu un fantôme à ce moment-là. Par la suite, ses biographes (Ian Hamilton, Paul Alexander, Joyce Maynard, sa fille Margaret) en ont fait un ermite psychopathe, un scientologue ou un bouddhiste obsessionnel, un névrosé mégalomane ne consommant que des « donuts » ou des lycéennes admiratives, quand ce n’était pas sa propre urine. Salinger est le premier écrivain de l’ère audiovisuelle à avoir compris que le corps et la biographie d’un auteur constituent un obstacle irrémédiable à sa compréhension. En disparaissant et en raréfiant ses publications, il nous obligeait à le lire et le relire comme un missel. Est-ce de l’orgueil démesuré, du marketing à l’envers, une allergie incurable aux critiques, ou tout simplement le syndrome post-traumatique d’un soldat ayant libéré des camps de concentration en Allemagne ? Sans doute tout cela mêlé avec un goût certain pour la solitude et la sécurité matérielle assurée par les droits mondiaux de son premier roman (l’un des 25 livres les plus vendus de toute l’édition américaine). Il a fini par quitter ce monde une seconde fois le 27 janvier 2010.