Numéro 88 : « L’Adversaire » d’Emmanuel Carrère (2000)

C’est un beau roman, c’est une horrible histoire. L’Adversaire va vous traumatiser et, paradoxalement, vous redonner confiance. Malheureusement, tous les livres n’ont pas cet effet, loin de là. En l’an 1000, il y eut le Roman de Renart ; l’an 2000 a donc eu le Roman de Romand. Carrère s’est lancé, après Stendhal (Le Rouge et le Noir), Gustave Flaubert (Madame Bovary) et Truman Capote (De sang-froid), dans un exercice périlleux : raconter un fait divers. Il s’agit de transformer la réalité en roman ou plutôt de constater qu’il n’y a pas meilleure fiction qu’une histoire vraie. Il a donc suivi l’affaire Jean-Claude Romand, assisté au procès, rencontré ce faux médecin qui a liquidé sa famille (sa femme, Florence ; son fils, Antoine ; sa fille, Caroline ; ainsi que ses parents) le jour où celle-ci s’est aperçue qu’il lui mentait depuis dix-sept ans. Carrère semble tour à tour écœuré, fasciné et révulsé, comme le héros de La Classe de neige (son précédent roman) ou de Un roman russe (son roman suivant). Devant l’horreur humaine, on en revient toujours à la même interrogation (la même que Littell dans Les Bienveillantes, six ans plus tard) : « Qu’est-ce qui nous sépare d’un monstre ? Sommes-nous tous des Jean-Claude Romand en puissance ? Pourquoi lui et pas moi ? » Mais ce ne sont pas les seules questions posées par ce récit magistral, implacable comme l’engrenage d’une montre suisse. L’Adversaire (autre nom du diable), c’est aussi le mensonge. Nous sommes tous des imposteurs : nous nous faisons passer pour quelqu’un d’autre. Nous nous maquillons, nous travestissons, nous embellissons en permanence. La vie en société ne serait pas possible sans un minimum de mythomanie. On ne dit pas à sa femme qu’on se tape sa meilleure amie ; on ne répète pas à ses amis les saloperies qu’on raconte dans leur dos ; on ne dit pas à ses parents qu’on se drogue ; on ne prévient personne quand on va se caresser la nuit en regardant des vidéos de jeunes lesbiennes épilées sur Youngporn.com (quoi ? vous ne faites pas la même chose ? !). Le mensonge est un kit de survie en milieu humanoïde. Surtout quand on est écrivain. Chez l’écrivain, comme chez le comédien, le mensonge est une seconde nature, une partie du métier. Les écrivains sont tous des menteurs qui ne tuent personne quand ils sont découverts : au contraire, on les récompense.

La grande force du livre tient dans cette capacité à zapper entre le réel (un mythomane trucide sa famille), la fiction (un malade se prend pour un médecin), l’autobiographie (un écrivain père de famille se sent en plein Shining) et le roman (comment raconter la vérité d’un mensonge ? Comment écrire la biographie d’un fantôme ?). Carrère se sort de ce casse-tête pirandellien avec un brio qui rend son livre ébouriffant, haletant, passionnant de bout en bout, et redonne du souffle au genre romanesque. La récente affaire Dupont de Ligonnès a malheureusement redonné de l’actualité à L’Adversaire.

Emmanuel Carrère, une vie

Dieu merci, Emmanuel Carrère est un Jean-Claude Romand light. Il a le même âge que Jean-Claude Romand, à trois ans près (Romand est né en 54, Carrère en 57). Il est marié et père de deux enfants, comme Romand. Mais il ne les a pas assassinés. Pourtant il leur ment depuis de longues années : son vrai nom est Carrère d’Encausse mais il a enlevé « d’Encausse » pour faire croire à sa famille qu’il était apparenté au producteur de Sheila alors qu’il est fils d’académicienne perpétuelle. Cette fois, le biographe de Philip K. Dick (l’auteur d’Ubik) s’est mis dans la peau, non pas de John Malkovich (la place était déjà prise), mais de L’Adversaire. Auparavant, il s’était fait remarquer notamment avec La Moustache (1986) et La Classe de neige (prix Fémina 1995). Par la suite il a rencontré un public de plus en plus large et fidèle avec Un roman russe (2007) et D’autres vies que la mienne (2009) qui commence au Sri-Lanka pendant le tsunami de 2004. Il a réalisé trois films, dont le splendide Retour à Kotelnitch en 2003, où une fois encore, un vrai meurtre envahit son travail. Cet homme attire les catastrophes. Une fois, j’ai pris l’avion avec Emmanuel Carrère : j’étais sûr qu’on allait s’écraser. On l’a échappé belle : ce jour-là, il n’avait pas envie d’écrire !

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