Jusqu’à sa mort, je me suis souvent assis à la terrasse du Bar du Marché pour surveiller l’entrée d’Albert Cossery à l’hôtel La Louisiane, où il résida durant soixante ans. À l’époque où il y emménagea (chambre 58), ses voisins de palier se nommaient Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Juliette Gréco, Boris Vian, Albert Camus, Jean Genet, Lawrence Durrell, Henry Miller. Et puis les temps ont changé. Plus personne ne reconnaissait Cossery quand il traversait la rue de Buci pour aller déjeuner au Flore. Les passants préféraient s’exciter sur Chiara Mastroianni (sortant du pressing) ou Charlotte Gainsbourg (déjeunant à la Casa Bini). Cossery a publié en l’an 2000 son huitième et dernier roman, Les Couleurs de l’infamie, qu’il a mis quinze années à peaufiner, à raison d’une phrase par semaine.
Soudain je l’ai vu sortir de son hôtel, princier, en chemise mauve et veste beige. Je me suis levé de table. Allais-je vraiment l’aborder pour lui dire mon admiration ? Pourquoi importuner ce clochard céleste, cet aristocrate fauché, ce dandy méconnu ? Quelque chose, qui s’appelle le respect, freina mon élan.
Le respect est une notion abstraite mais néanmoins essentielle. Le respect, c’est ce qui vous empêche d’aller montrer votre sexe à toutes les filles dans la rue. Le respect, c’est ce qui vous oblige à vouvoyer les gens que vous ne connaissez pas. Le respect consiste à écrire sur un livre au lieu de flagorner son auteur pendant qu’il fait son marché. Le respect vous protège de devenir tout à fait un animal. Mais attention : il y a des gens qui inspirent le respect et d’autres pas. Il est important de ne respecter que les êtres respectables. Y aura-t-il encore des gens respectables en l’an 3000 ? Y aura-t-il un an 3000 ?
Que dit Cossery ? « L’ambition d’Ossama n’était point d’avoir un compte en banque (acte déshonorant par excellence) mais seulement de survivre dans une société régie par des forbans sans attendre une révolution hypothétique et sans cesse remise au lendemain. » Ossama est le héros de ce roman : un pickpocket élégant qui vit au Caire. Une prostituée, Salira, est amoureuse de lui. Il vole le portefeuille d’un gros homme d’affaires et découvre une lettre compromettante : sa victime s’avère un escroc qui a construit des HLM écroulées.
Comme d’habitude, Cossery raconte une histoire de corruption avec des adjectifs désuets. Comme dans tous ses romans, il fait l’éloge de la paresse, vitupère les riches possédants et ne respecte que les mendiants, les marginaux, les pauvres. Pour lui, ce sont les seuls humains libres. Après la loi Aubry des 35 heures, il faudrait que le Parlement vote la loi Cossery du zéro heure : cessons de considérer les chômeurs comme des handicapés alors que ce sont des seigneurs ! « Rien n’est tragique sur cette terre pour un homme intelligent » (page 25). Dans une cinquantaine d’années, quand les robots bosseront à notre place et que nous serons tous salariés au RMO (Revenu Maximum d’Oisiveté), on étudiera les œuvres de Cossery à Sciences-Po.
Car ce prophète des temps futurs a compris que le destin de chacun d’entre nous n’est pas d’aller au bureau pour payer les impôts de l’an qui précède. « Ne rien faire est un travail. »
Un jour, Paul Bowles a quitté l’Amérique pour s’installer à Tanger. Il n’a plus parlé que du Maroc. Né en 1913, Albert Cossery a fait le contraire : quittant l’Égypte pour vivre à Saint-Germain-des-Prés en 1945, il n’a jamais cessé d’écrire sur son pays natal, comme s’il avait besoin de distance géographique pour se rapprocher de ses origines. La Maison de la mort certaine (1942), Les Fainéants dans la vallée fertile (1948), Mendiants et Orgueilleux (1955) et Un complot de saltimbanques (1975) ont été réédités en poche, en même temps que le dernier roman de ce pharaon culte. J’ai fini par rencontrer Cossery. Il est venu dans une émission que j’animais, sur Paris Première, « Des livres et moi », en 2005. Suite à une maladie, un chirurgien lui avait retiré les cordes vocales. Il s’est tu avec génie, et de temps en temps, bougonnait un borborygme qu’une jolie blonde traduisait. En face de lui, Ismail Kadaré marmonnait derrière ses lunettes aux verres fumés. Un grand moment de poésie cathodique. Cossery est parti le 22 juin 2008, sans voir la révolution égyptienne, à laquelle il ne croyait plus.