Numéro 52 : « Si c’est un homme » de Primo Levi (1947)

Ce volume est aussi important que la Bible. Un Livre fonda une religion humaniste il y a des millénaires. Un autre Livre raconte la fin de l’humanité au XXe siècle. Si l’on lit ces deux livres, on a tout lu. Entre les deux, il y eut l’homme. L’homme fut un roseau pensant qui fit quelques belles choses comme la basilique Saint-Pierre, La Joconde, Venise, Versailles ou Saint-Pétersbourg. Comment s’y prend Primo Levi pour décrire l’indescriptible ? Très humblement, avec la simplicité d’un style transparent, car ce qu’il a vu et vécu suffit : « le trou noir d’Auschwitz ». Regardez le portrait de Primo Levi sur la couverture de ce livre immortel où parle la Mort. Quand vous revenez de l’enfer, vous arborez ce regard détruit, caché derrière de grosses lunettes. Vos yeux noirs et mouillés n’arrivent plus à pleurer ; un homme déshydraté sanglote sans larmes.

« Je pousse des wagons, je manie la pelle, je fonds sous la pluie et je tremble dans le vent. » Cet homme est mort, bien sûr. Il s’est suicidé en 1987, mais on l’a « terminé » en 1944, dans la banlieue d’une petite ville polonaise. Il y avait plusieurs manières de raconter cette histoire. Il existe des photographies et des films de la libération des camps (Nuit et Brouillard d’Alain Resnais). Il existe aussi la possibilité d’enregistrer les rescapés et les bourreaux (ce que fit Claude Lanzmann dans Shoah). Enfin, il y a le roman (Les Bienveillantes de Littell). Primo Levi a opté pour la pureté solide des faits vrais : « une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine ». Il a vu l’homme devenir un « non-homme ». Il a entendu un SS lui expliquer : « Hier ist kein warum : ici, il n’y a pas de pourquoi ». Il a visité « le néant, la chute, le fond ». Il faut l’écouter : il est revenu d’un endroit dont on ne revient pas. Personne ne s’en est jamais remis, d’ailleurs. Depuis 1944, nous vivons sans pourquoi. Nous sommes devenus des post-humains, des zombies, des clones, des robots, des individus matériels, des hédonistes égoïstes, des mammifères (comme dit Pierre Mérot). Des animaux sans « warum ».


Très longtemps j’ai trouvé assez énervant le concept d’« unicité » de la Shoah. Six millions de juifs exterminés sont-ils plus importants que plusieurs dizaines de millions de victimes du communisme ? Eh bien, au risque de choquer mes amis russes, ma réponse est, du point de vue de l’inhumanité, oui. Car ce mass murder-là était planifié industriellement et exécuté selon des critères uniquement racistes, avec des outils techniques nouveaux et rationnels (Zyklon B + crématoires). La Shoah n’a aucun équivalent dans l’Histoire. La « démolition de l’homme » a bien commencé dans cette période-là, entre les années 1942 et 1945, sous les yeux du petit chimiste italien.

Primo Levi, une vie

En octobre 1986, Primo Levi a résumé son existence : « Je suis un homme normal, doué d’une bonne mémoire, qui a été pris dans un tourbillon de l’Histoire, qui en est sorti davantage par chance que par mérite, et qui conserve depuis une certaine curiosité pour ces tourbillons, grands et petits, métaphoriques et matériels. » Né à Turin en 1919, chimiste de formation, Primo Levi est mort au même endroit en se jetant du haut de la cage d’escalier de son immeuble, le 11 avril 1987. Déporté à Auschwitz le 20 février 1944 (à l’âge de 14 ans), il sera libéré en janvier 1945. Son premier livre, Se questo è un uomo (Si c’est un homme), passe inaperçu à sa publication en 1947. Il sera réédité en 1958 puis en 1976, où il s’imposera enfin comme le chef-d’œuvre de la littérature des camps (au même titre que ceux d’Antelme, Rousset ou Semprun). Ensuite, Primo Levi tentera d’échapper à la réalité en rédigeant des fables fantastiques (Vice de forme, 1971, Lilith, 1981, Le Fabricant de miroirs, 1986). Mais la réalité le rattrapera.

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