De Jules Renard il a retenu que « l’art c’est rêver une heure et écrire cinq minutes » : ce n’est pas parce qu’on est concis qu’on doit être creux. L’art est une question de densité. Blanchard se méfie de tout : les livres à 10 francs, la charité, lui-même, la Très Grande Bibliothèque, Christian Bobin, la télévision. C’est pourquoi Renaud Matignon l’aimait tant, qui le salua comme « un écrivain qui serait né posthume », pratiquant « un jansénisme du stylo ».
Après Entre chien et loup (carnets 1987), De littérature et d’eau fraîche (carnets 1988–1989), Messe basse (carnets 1990–1992), et Impasse de la Défense (carnets 1993–1995), j’ai choisi Petites Nuits (carnets 2002). Une cuvée libre et fraîche, malgré l’angoisse envahissante, les rages de dents, la demi-surdité, la mort de Calaferte, les problèmes de fric, le complexe d’infériorité, ou de supériorité (c’est la même chose) d’un auteur salué par la critique et ignoré par le public (c’est pourtant mieux que le contraire). À 51 ans, Blanchard plaisante moins qu’autrefois. Qu’est-ce que ce sera quand il en aura le double ! S’il écrit déjà : « Vient un âge où, devant le miroir, nous devinons nos rides prochaines, et le possible vieillard que nous ferons. La mort a enfin un visage, le nôtre », qu’écrira-t-il quand il atteindra l’âge où est mort son maître Julien Green (97 ans) ? Comme toutes les bonnes plumes, Blanchard ne s’est pas fait tout seul : quand il passe en revue ses lectures, c’est avec la gourmande subjectivité du Rinaldi qui l’a découvert, dès qu’il s’attelle aux grandes questions, il cisèle des maximes nihilistes à la Cioran (« Le bonheur ? Un mot malheureux ») ; et certains confrères appartiennent à sa famille sans le savoir : Jean-Claude Pirotte, Alain Chany ou Roland Jaccard, par exemple.
Page 133, André Blanchard nous livre son secret : « Être écrivain, c’est croire que tout peut finir en mots, et le doit, sinon ce serait invivable. » Un styliste n’a rien à raconter d’autre que son style. Son sacerdoce consiste à tordre les lieux communs, à changer les mots pour franchir les mêmes étapes que ses prédécesseurs. Le journal intime de Blanchard fait évidemment penser à ceux de Jules Renard et Paul Léautaud : pourquoi certains journaux sont-ils tellement mieux troussés que ce qu’on lit dans les journaux ? Parce que Blanchard est inactuel et se nourrit de lectures, de paysages et de souvenirs. Il raconte comment il a perdu son emploi et son éditeur, et ses vertiges, ses tremblements, et une franche maigreur (58 kilos pour 1,80 m). Il parvient à être un écrivain pauvre, maudit et provincial sans devenir bigot comme Bobin, fade comme Delerm ou prétentieux comme Michon. Il prouve que l’on peut être diariste sans être nombriliste. Confronté à l’insuccès, au dégoût de vivre, aux fins de mois difficiles et à un deuil félin (un chat de 23 ans qui aura tout de même enterré Mitterrand, Duras et Lady Di), Blanchard n’en perd pas sa capacité d’émerveillement. Ni fielleux, ni bilieux, il joue jusqu’au bout du rouleau la partition du désespoir gai, du nihilisme fugueur. Il est rare qu’on sente autant, en pleine lecture, la chance qu’on a d’être un lecteur. Le stylo d’André Blanchard est une baguette magique qui réveille les critiques blasés : tiens ? Il existe encore des livres comme ça ? Une mélancolie aussi élégante ? Une liberté aussi nonchalante ?
Réac sans être grincheux, ce misanthrope observe paisiblement la fin d’un monde, la disparition d’un savoir-vivre français qui était surtout un vouloir-vivre. Il en profite pour moissonner les phrases, narrer l’histoire d’un lent crépuscule, celui d’un Art qui disparaît. « J’en étais donc là, cahin-caha, de mon aventure ici-bas tandis qu’en cette fin 2000 le siècle achevait la sienne en un triple zéro qui, mon Dieu, n’était pas volé. » « C’est l’heure indécise de la nuit, quand en son numéro romantique la lune fatigue. Bientôt les étoiles retourneront à leur anonymat, d’où l’obscurité les a tirées. » « Cette mort qui serait parfaite si elle ne contrariait une habitude. » « Toute fidélité à soi-même part d’un refus. »
Je vais vous dire les choses carrément : j’ai honte de faire partie d’un milieu littéraire qui ignore aussi superbement ce prosateur exceptionnel. Lui-même se qualifie d’« écrivain sous le manteau » (comme Vialatte se disait « notoirement méconnu »). Diantre, qu’est-il arrivé à ce pays pour qu’un auteur de cette importance soit aussi fauché, seul et abandonné ? Tous les jours, il devrait y avoir une procession devant la maison de Blanchard (impasse de la Défense à Vesoul), une cérémonie durant laquelle tous les critiques littéraires s’agenouilleraient pour baiser les pieds de ce maître, en implorant son pardon. La littérature n’est pas un hobby désuet, car elle donne du sens à une vie qui n’en a pas.
Ex-pion, ex-employé d’une galerie d’art, André Blanchard se définit lui-même comme « l’écrivain le moins lu de France ». En 2002, il avait 51 ans : un rapide calcul mental nous induit donc à penser qu’il doit avoir 60 ans en 2011. Il postule au titre de Flaubert de Vesoul (Haute-Saône) alors qu’il est plutôt un Henri-Frédéric Amiel franc-comtois. Ermite revenu de tout sans y être vraiment parti, André Blanchard tient depuis 1987 un remarquable journal littéraire qui fut d’abord publié par Le Dilettante (Entre chien et loup, 1989), puis par les courageuses éditions Erti (De littérature et d’eau fraîche, 1992 ; Messe basse, 1995 ; Impasse de la Défense, 1998 ; Petits Nuits, 2004) avant de revenir au Dilettante (Contrebande, 2007 et Autres directions, 2011). Courageuses éditions, disons-nous, car ces malheureux carnets qui regorgent de bonheurs d’expression ne se vendent pas des masses. André Blanchard n’en conçoit aucune aigreur alors qu’il a tout de même une héritière (Pauline) et un nouveau chat (Nougat) à nourrir. Participez au Blancharthon : achetez Petites Nuits afin d’aider son auteur à vivre le jour. Au passage, son livre vous y aidera aussi.