L’heure est grave : les Russes souffrent de notre ostracisme, et encore, on aurait très bien pu se passer du préfixe « ost ». Oui, avouons-le, nous prenons les Russkofs pour de gros débiles pleins de vodka, portant chapka et putes sur la tête, dansant le kazatchok dans des villas tropéziennes et fondant en larmes en comptant les milliards perdus depuis le dernier krach boursier. Les ex-Soviétiques nous font sourire : on les imagine tout juste bons à nous vendre du caviar ou du pétrole de contrebande ou à croquer du verre pilé en se faisant passer pour des princes déchus. On oublie qu’ils ont inventé le roman moderne : il se pourrait bien que leurs écrivains vivants aient quelques histoires à raconter sur leur nouvel empire capitaliste. Viktor Pelevine arrive juste à temps pour démentir ces préjugés qui n’insultent que nous-mêmes. Ce romancier hystérique est la preuve que l’art n’a pas de frontières : prenez le désarroi occidental, multipliez-le par la tragédie du stalinisme et l’avènement du matérialisme, et vous risquez de démoder Boulgakov.
Un monde de cristal rassemble six nouvelles publiées en 1996 à Moscou : elles ont pour point commun une écriture hallucinée, l’irruption de l’irrationnel dans le réel, le goût du bordel complet, la danse avec des fantômes. Deux soldats drogués et paranoïaques croisent Lénine à Petrograd en pleine révolution de 1917 ; une magicienne folle organise des mariages avec des soldats morts ; deux prostituées moscovites découvrent qu’elles sont d’anciens cadres du parti…
Le problème à résoudre pour les romanciers russes d’aujourd’hui est le suivant : comment raconter des histoires à des gens qui en ont marre qu’on leur raconte des histoires ? Quand on a vécu la chute du tsar, puis celle du communisme, puis l’explosion de Tchernobyl et de l’oligarchie, on n’a plus confiance en rien. Aucun peuple n’a été déçu aussi souvent en un seul siècle. En Russie, la réalité est aussi fluctuante qu’un rêve.
Alors qu’écrire pour ces gens-là ? Viktor Pelevine a trouvé la solution : décrire un monde où tout s’équivaut. Ce que Camus appelait « l’absurde », il suffit de le nommer « chaos ». Pelevine pond une littérature onirique et transsexuelle, où les contrôles d’identité sont permanents, entrelardés de délires mêlant Matrix et Tolstoï. Ses personnages passent leur temps à contrôler leurs papiers d’identité comme pour se rassurer sur leur propre existence.
L’Occident imagine que les Russes sont en retard sur lui alors qu’ils sont en avance. Ils n’ont pas cru au communisme mais ils ne croient pas au capitalisme non plus ! Nous supposons les Russes émerveillés par nos vitrines, alors qu’ils n’en sont que dégoûtés. Nous avons tort de les mépriser : c’est nous qui sommes naïfs. Quelqu’un comme Viktor Pelevine a beaucoup à nous apprendre, parce qu’il est encore plus blasé que nous. Il est revenu de tous les espoirs que nous n’avons pas encore osé formuler.
De lui j’aime aussi Génération P., roman laidement traduit ici Homo Zapiens, pour désamorcer une attaque frontale contre la marque Pepsi : Pelevine estime que les Russes « préfèrent Pepsi de la même façon que leurs parents soutenaient Brejnev ». D’où un avertissement amusant de l’auteur au début du livre : « Toutes les pensées qui peuvent passer par la tête du lecteur de ce livre sont soumises au copyright. Méditer sur elles est interdit sans une licence appropriée. »
L’odyssée de son concepteur publicitaire, Babylen Tatarski, montre comment un empire totalitaire (l’URSS) fut remplacé par une autre dictature, plus souriante mais tout aussi implacable : « La conspiration contre la Russie existe bel et bien, le problème est que toute la population adulte du pays y participe. » Que faire quand l’oppression est molle, sympathique et omniprésente ? Que répondre aux ex-Soviétiques qui défendent aujourd’hui des thèses qui les auraient conduits au goulag hier ? « Il se demandait toujours si cela avait réellement été une bonne affaire d’échanger l’empire du mal contre une vilaine république bananière qui importait ses bananes de Finlande. » Pelevine écrit une satire cynique du cynisme international. Il a du mérite : ce faisant, il supprime un des principaux arguments des zélateurs du libéralisme. Les intellectuels du marché affirment souvent, en effet, que ceux qui se plaignent de notre système sont des enfants gâtés, et que l’on n’a qu’à demander aux habitants des anciens pays communistes s’ils ne sont pas heureux dans le monde libéral. Le Russe Pelevine leur répond : désolé, même les ex-utopistes ne se sentent pas tellement mieux qu’avant. Il y a autant de corruption, de pourriture, de magouilles, de tristesse, de jalousie, de frustration sous Poutine que sous Brejnev. Simplement, en l’absence d’idéal, on doit remplacer le mot « nomenklatura » par le mot « mafia ». Cela ne change pas grand-chose : les pauvres continuent de crever de faim, les lois d’être bafouées, la vie ne cesse d’être inutile et injuste, et tout le monde picole pour oublier. « C’est la question éternelle de Dostoïevski : suis-je une créature tremblante ou ai-je un droit moral ? » Notre monde capitaliste y répond aujourd’hui : nous sommes des créatures tremblantes avec un crédit à rembourser. Combien de temps tiendra-t-il ainsi ?
L’inculture et un impardonnable manque de curiosité me conduisent à affirmer que Viktor Pelevine est le plus grand romancier russe vivant. Il faut dire que Soljénitsyne vient de mourir et que je ne connais pas tellement les autres, à part Sergueï Minaev, dont Doukhless (« L’homme sans substance ») n’est toujours pas traduit en France. Résultat : Pelevine sort vainqueur d’une absence de combat. Né en 1962 à Moscou, cet ingénieur anticonformiste est déjà l’auteur d’une œuvre conséquente (traduite en français aux éditions du Seuil) : La Vie des insectes (1995), La Mitrailleuse d’argile (1997), Un monde de cristal (1999), Homo Zapiens (2001). Il a obtenu le prix Richard-Schonfeld et le prix Osterfestspiele Salzburg, ce qui nous fait deux belles jambes car ce sont des distinctions moins faciles à prononcer que « Goncourt » ou « Renaudot ». Son vrai titre de gloire ? Page 205 d’Homo Zapiens, Viktor Pelevine est l’auteur d’une magnifique signature (fictive) pour Gucci for men : « Sois européen. Sens bon. »