Trois ans avant Crash ! (également classé dans ce top 100, à la 62e place), Ballard inventait La Foire aux atrocités (éditions Chute Libre) : un collage d’ordures, une poubelle d’images, une collection de désastres, une accumulation d’éclopés. Pourquoi imaginer des histoires quand il suffit d’empiler ses visions comme Arman avec ses fourchettes ? Jim Ballard inventait un genre nouveau : le roman « New Wave », mélange de SF et de Nouveau Roman. Pour la première fois, un auteur de science-fiction choisissait délibérément de ne parler que du présent. Le futur l’intéressait moins que l’actualité ; depuis qu’il s’était retrouvé prisonnier des Japonais à l’âge de 11 ans, Ballard savait qu’il y a davantage de suspense dans la rue que sur la planète Mars.
Ballard est en vérité un descendant des surréalistes : comme Breton, il est capable de s’extasier devant n’importe quelle ruine moderne. La destruction du Japon en 2011 arrive à point nommé pour rappeler l’apport immense de ce visionnaire halluciné par les catastrophes. Après Le Cauchemar climatisé de Henry Miller vient le cauchemar technologique de J. G. Ballard. Il décrit un paysage étrange, le nôtre : une suite de cataclysmes magnifiques et de célébrités aux couleurs criardes, mourant violemment en public (Marilyn et JFK, James Dean et Albert Camus…). Entre le cut-up et le patchwork, ce roman-laboratoire évoque les toiles de Warhol ou Rauschenberg. Dans un entretien resté mythique, Ballard a déclaré (et tous ceux qui désirent comprendre quelque chose à la littérature du XXIe siècle feraient bien de recopier ceci noir sur blanc dans leurs petits calepins) : « Je crois à mes obsessions personnelles, à la beauté de l’accident de voiture, à la paix de la forêt engloutie, à l’émoi des plages estivales désertes, à l’élégance des cimetières de voitures, au mystère des parkings à étages, à la poésie des hôtels abandonnés. » Il aurait pu ajouter les hélicoptères foudroyés, les tsunamis atomiques, les publicités tridimensionnelles, les attentats télévisés, les mannequins en plastique, et « les autoroutes filant au-dessus de leurs têtes ». La préface de William Burroughs est moins originale que la postface scintillante de Jean-Jacques Schuhl datant de 1977 : Silhouette. Le monde a changé. La réalité imite de plus en plus les œuvres de Ballard. Quarante ans après, le monde est devenu une perpétuelle Foire aux atrocités. Approchez, approchez, bonnes gens ! Vous voulez du massacre, du sang, du boyau qui gicle ? Bienvenue à l’Atrocity Exhibition ! Entrez, prenez place !
James Graham Ballard fut longtemps le plus grand écrivain anglais vivant, mais en France personne ne le lisait : tout le monde croyait que c’était ; David Lodge, Ian McEwan, Jonathan Coe ou Julian Barnes. Né en 1930 à Shanghai, interné dans un camp japonais jusqu’à la fin de la guerre, J. G. Ballard découvre l’Angleterre en 1946 et publie sa première nouvelle en 1956 dans New Worlds. Ensuite, il n’a cessé d’écrire de la Spéculative Fiction apocalyptique (Le Vent de nulle part, 1961 ; Le Monde englouti, 1962 ; La Forêt de cristal, 1966 ; Sécheresse, 1975), puis une littérature cyber-punk avant l’heure (Crash ! 1974, adapté au cinéma par David Cronenberg ; Vermilion Sands, 1975 ; I.G.H. : Immeuble de Grande Hauteur, 1976).
La Foire aux atrocités (1970) fut sa première tentative réaliste : elle sera suivie en 1984 par l’autobiographique Empire du Soleil, devenu un mélo entre les mains de Steven Spielberg.
Ballard régna plusieurs décennies sur la fiction anglo-saxonne comme un vieux singe dont toutes les grimaces se sont vérifiées. En l’an 2000, Super-Cannes (Fayard) a rassuré ses fans : son cadavre bougeait encore. La seule catastrophe qu’il n’a pas vue venir fut son cancer de la prostate en 2009.