J’ai un peu honte de régler publiquement ma dette envers Jay Mclnerney. Au départ, j’ai été attiré par cet auteur américain pour de mauvaises raisons. Je l’admirais en photo dans les magazines new-yorkais, il m’agaçait de loin, avec ses costards-cravates et sa réputation de queutard mondain. J’avais 20 ans au moment du « literary brat pack » (Ellis, Mclnerney, Slaves of New York de Tama Janowitz), et je passais mes étés à essayer d’entrer dans les clubs dont il était le Roi (l’Area, le Limelight, le Palladium, le Nell’s, Au Bar…). Je le détestais avant de le lire ; bien sûr, dès que je le lus, je changeai d’avis. Il est plus confortable de haïr ce qui nous échappe, mais dès qu’on comprend quelqu’un, on se sent obligé de l’aimer.
Vingt-sept années ont passé depuis la publication de Bright lights, big city chez Vintage le 12 août 1984. Ce quart de siècle écoulé nous permet d’y voir un peu plus clair sur l’entrée en littérature de Jay Mclnerney. L’immense succès du livre, son adaptation (ratée) au cinéma avec Michael J. Fox dans le rôle principal, la notoriété postérieure de son auteur et sa vie agitée ne doivent pas faire oublier la force initiale de ce texte corrosif, dont l’émotion repose sur une sorte de romantisme enfoui, de désespoir pudique, comme une fleur fanée à la boutonnière d’un smoking puant la cigarette et le vomi. Il porte le titre d’un blues de Jimmy Reed datant de 1961 dont le premier couplet pourrait être traduit ainsi : « Les lumières étincelantes de la grande ville sont montées à la tête de ma meuf » (« Bright lights, big city / gone to my baby’s head »). La première traduction française du roman s’intitulait Journal d’un oiseau de nuit, ce qui sonne moins bien que « Lumières étincelantes, grande ville ». Il est difficile d’exprimer ce que j’ai ressenti la première fois que je l’ai lu (en Livre de Poche) : je commençais à peine à sortir des rallyes du 16e et c’était la première fois que quelqu’un décrivait avec autant d’acuité la folie glacée de certaines boîtes de nuit où l’on entendait les Talking Heads ; à Paris, les Bains-Douches venaient d’ouvrir. Le ton blasé et ironique du livre reflétait parfaitement le snobisme autodestructeur des bourgeois que je côtoyais. L’errance d’un écrivain sans nom était rédigée à la deuxième personne, au présent de l’indicatif, comme dans La Modification de Butor, mais en plus proche (l’anglais « you » s’employant autant au singulier qu’au pluriel, la traductrice Sylvie Durastanti a fort justement opté pour le tutoiement en français). La femme du héros, Amanda White, l’a quitté mais il n’en parle à personne, sauf à Tad, son ami drogué. On finit par comprendre qu’elle avait entamé une carrière de mannequin et l’a abandonné dès que les affaires se sont mises à marcher pour elle. C’est donc bien la ville et ses tentations « glamour » qui viennent à bout de l’amour (comme le titre le laissait supposer). La morale (s’il y en a une) tient dans l’image finale : l’antihéros défoncé échange ses Ray-Ban au petit matin contre un sac de petits pains chauds que lui jette un camionneur méprisant… « Quand tu approches, l’odeur du pain frais te tombe dessus comme une douce averse. Tu respires profondément, emplissant tes poumons. Des larmes te montent aux yeux, et tu éprouves un tel élan de tendresse et de pitié que tu dois t’arrêter et te cramponner à un réverbère, de peur de tomber (…). Il va falloir que tu prennes ton temps. Il te faut tout réapprendre, depuis le commencement. »
Tout réapprendre, depuis le commencement… La dernière phrase de ce court roman insolent est un aveu terrible, pour un petit con qui ne pense qu’à fuir son milieu. Ce livre raconte l’histoire d’un garçon qui a fait fausse route, qui s’est fourré le doigt dans l’œil et pour qui tout est à refaire. « Le jour te fait mal, comme le regard lourd de reproches d’une mère. » Les noctambules sont toujours des coupables qui cherchent à oublier quelqu’un. Parfois, c’est eux-mêmes qu’ils veulent effacer, mais pas toujours : si l’on questionne un fêtard en état d’ivresse, il risque de balancer rapidement le nom de la personne qui lui manque. Ce qui me plaît dans les romans de Mclnerney, c’est leur tendresse désabusée, leur fausse froideur, cette chose bizarre enfouie quelque part sous les kilos de coke et qui s’appelle l’humanité. J’ai fini par interviewer l’écrivain, à Paris, puis à New York. On sait comment ça se passe : à force de poser des questions et d’écouter les réponses, la conversation peut devenir une sale manie que l’on prend plaisir à prolonger tard dans les bars. Cela fait maintenant presque une décennie que nous nous fréquentons : la vie est incroyable. Pour moi, c’est exactement comme si j’étais copain avec Scott Fitzgerald. C’est pourquoi je conseille toujours aux jeunes de lire des auteurs vivants : on n’est pas à l’abri de les croiser, et — qui sait ? — quelquefois, de ne pas être déçu. Ceux qui critiquent le copinage entre écrivains méconnaissent ce qu’est l’amitié littéraire : une conséquence logique de l’admiration. Lire sans être capable d’admirer ses contemporains, quelle perte de temps !
Un an après Bright lights, big city, Bret Easton Ellis publia Less than zéro, équivalent californien de cette sombre déambulation new-yorkaise. Les deux livres décrivent à peu près le même mode de vie d’enfants gâtés des eighties : soirées décadentes, rails de cocaïne (« J’ai de plus en plus l’impression de passer la moitié de ma vie aux chiottes, dit Theresa en se bouchant une narine », page 67 de Bright lights, big city), sexe sans sentiments, vacuité de la société de consommation. Comme il arrive souvent avec les satiristes, le public a pris pour un éloge de l’hédonisme ce qui en était la dénonciation acide. Et les deux auteurs, très jeunes, sont devenus en Amérique le symbole de ce qu’ils entendaient stigmatiser. Peu importe ce malentendu : autopsie trash d’un deuil amoureux, portrait d’un luxe qui court à sa perte, polaroid de la solitude américaine, Bright lights, big city, tout comme Gatsby le Magnifique, doit être considéré comme un roman engagé. Son influence sur la société, la culture et la jeunesse du monde entier ne fait que commencer Personnellement, je lui dois tous mes romans et de nombreux réveils difficiles.
Jay Mclnerney est né à Hartford, dans le Connecticut, en 1955. Après des études de « creative writing » sous l’égide de Raymond Carver, il a débuté comme correcteur au New Yorker : on peut difficilement avoir de meilleures fréquentations quand on veut devenir écrivain en Amérique. Son premier roman Bright lights, big city raconte la vie qui a dû être la sienne à cette époque (1984), mais en amplifiant les choses jusqu’au scandale. Son image en souffre encore. Ses meilleurs romans creusent une veine tout aussi élégamment désenchantée : Trente ans et des poussières (1992), Le Dernier des Savage (1997), La Belle Vie (2007). Mais comme Scott Fitzgerald, qui reste son ultime référence, il est encore meilleur — fin, subtil, concis, agressif — dans ses nouvelles : La Fin de tout (2001) et Moi tout craché (2009). Par ailleurs, il aime le vin de Bourgogne, l’Ami Louis, les mannequins et sa femme Anne Hearst.