Cette sotie prétend brosser le portrait d’un homme ordinaire (un Everyman). Un homme normal, c’est quelqu’un qui a dû composer toute sa vie. Concilier les contraires. Gérer ses paradoxes. L’homme est une créature fragile, exposée à tous les tiraillements possibles : les seins onctueux, les fentes humides, les yeux langoureux, les dos cambrés, les fesses rebondies. Mais l’envie de jouir empêche-t-elle les hommes d’aimer… ? Ce roman cruel et laconique est de la veine que je préfère chez Philip Roth : la brièveté qui libère (celle de Tromperie et de La bête qui meurt). Ces romans courts, qui brillent par leur humilité, déplaisent aux exégètes du grand écrivain de Newark, qui préfèrent La Tache ou Pastorale américaine. Pourtant, c’est le même projet : Coleman Silk dans La Tache ou Levov dans Pastorale étaient aussi des everymen confrontés à une vie décevante. L’avantage quand Roth fait plus court, c’est l’efficacité, le rire, la force d’un coup de poing. Ses « gros » romans semblent plus dilués, il donne même parfois l’impression de meubler (surtout dans Le Complot contre l’Amérique et Exit le fantôme). À bientôt 80 ans, il ne peut plus se permettre de tourner autour du pot. Et certes, je l’admets volontiers : je suis un lecteur paresseux qui apprécie les livres de 152 pages. Je préfère un dessert plutôt qu’un copieux plat de résistance.
C’est dur d’être Un homme. Le livre commence par l’enterrement du héros, un publicitaire résigné qui aima surtout sa fille Nancy, trompa toutes ses femmes et fut terrassé par une longue maladie. Quel triste requiem… En exergue, Roth cite un poème déchirant de Keats (« La paralysie fait trembler sur le front un triste reste de cheveux gris… ») comme s’il voulait nous prévenir : la vie est une aventure exaltante qui finit mal, dans la solitude des hôpitaux. Voici Un homme qui voulait être artiste et ne fut que pubard à succès et peintre frustré : on en connaît. « Il n’y avait que des corps, nés pour vivre et mourir selon des limites fixées par d’autres corps nés et morts avant eux. » Le ton de Roth a gagné en gravité, en désespoir. Roth nous pond du Houellebecq ? Pas tout à fait. Car si la critique insista sur la morbidité de ce roman, moi, hop ! je m’inscris en faux. Évoquer la mort est le moyen que trouve Roth pour trousser son plus bel éloge de la vie. Dès le début, la seconde épouse d’Un homme, à son enterrement, soupire : « Je le revois tout le temps en train de nager dans la baie » et le ton est donné : PROFITEZ-EN LES GARS. « Il faut tenir bon et prendre la vie comme elle vient. » Vous sortez d’un quintuple pontage coronarien ? Tapez-vous l’infirmière ! Baisez, baisez tout le temps, le plus possible, c’est la seule chose que vous ne regretterez jamais ! (Déjà dans La Tache, le professeur Coleman Silk, 71 ans, se tapait une femme mariée de 34 ans.) Oublions les clichés : Philip Roth n’est pas un auteur juif névrosé du New Jersey mais un disciple de Hugh Hefner.
J’ai cherché longtemps ce qui faisait de Roth un écrivain supérieur à ses confrères, malgré tous ses défauts (goût exagéré du détail, complexité psychologique pénible, différents modes de narration). Pourquoi, alors que j’avais détesté Le Théâtre de Sabbath, ai-je dévoré avec autant de joie Everyman ? Ce n’est pas l’humour, à présent que tout le monde veut être comique. Ce n’est pas le réalisme, car la réalité ne suffit pas. Et puis j’ai trouvé : c’est l’intelligence. L’intelligence de Roth éclate à chaque page. À côté, c’est la bêtise qui fait tache.
Cela fait longtemps que Philip Roth mérite le prix Nobel, il ne lui reste plus longtemps à attendre. Né en 1933 dans une famille aisée, il grandit dans le quartier juif de Newark. Dès Goodbye, Columbus en 1959, Philip Roth critique le mode de vie de la nouvelle bourgeoisie juive. Dans le prolongement de Bellow, il scandalise avec Portnoy et son complexe en 1969, dont le héros est un juif obsédé sexuel qui parle de sa mère à son psy. Puis il crée son alter ego, Nathan Zuckerman, dans L’Ecrivain fantôme en 1979, qu’on reverra dans Zuckerman délivré (1981), La Leçon d’anatomie (1983), L’Orgie de Prague (1985), La Contrevie (1986) ainsi que dans la trilogie Pastorale américaine/J’ai épousé un communiste/La Tache. Entre-temps, il a évoqué la mort de son père dans Patrimoine (1991), le mentir-vrai dans Opération Shylock (1993) et recréé une sorte de vieux Portnoy dans Le Théâtre de Sabbath (1995). Qui est le plus grand écrivain américain vivant ? Pour pasticher ce qu’André Gide disait de Victor Hugo, on pourrait dire : Philip Roth, hélas !