Numéro 45 : « Ange Vincent » de Jean-Claude Pirotte (2001)

Qu’est-ce que la poésie ? Une suite de mots dont on ne saisit pas tout de suite le sens, mais dont l’assemblage est beau à lire, à entendre, à réciter, à rêver. La poésie, c’est un livre qui parle de la pluie, un livre sur le silence. Quelque chose de plus qu’une simple histoire à raconter : la grâce ne se « pitche » pas. Jean-Claude Pirotte est un poète avant d’être un romancier, parce qu’il attache plus d’importance à la musique qu’aux anecdotes. Et pourtant il en a vécu un paquet, d’anecdotes, cet ancien avocat buissonnier… Ce qui fait d’Ange Vincent une des plus fortes émotions de cette liste tient dans le mélange de la langue la plus pure avec les souvenirs les plus évanescents. Conçu comme un catalogue de fragments dédiés aux femmes de sa vie (en commençant par le commencement : sa mère froide, et une sœur lointaine), ce roman autobiographique n’a pourtant pas grand-chose à voir avec un pendant masculin de Dans ces bras-là de Camille Laurens. Car Pirotte flotte : chacune de ses phrases semble échapper à la précédente. Saluons la victoire du solitaire en fuite sur les agités grégaires. Jamais je ne me suis senti aussi proche d’un styliste qui pourrait être mon parfait contraire.


Toutes les douleurs font son miel : une photo retrouvée, le son d’un fado, une phrase de D.H. Lawrence, des femmes prénommées Claire, Mariuccia, Lise, Lucina, Caria, Perle d’Eau, et des arbres, et le vent. Par instants, Pirotte se hisse si loin au-dessus des contingences ridicules d’une rentrée littéraire que l’on se croirait en train de lire Fernando Pessoa. Cela nous repose des combines et scandales automnaux. Pirotte a un secret : l’écriture en creux. Son goût de la sécheresse et de la rareté donne à chaque page de ses livres une densité inhabituelle et incongrue. On a envie de l’apprendre par cœur, de se bourrer la gueule de mots comme « hiver », « vallée », « siècles », « fenêtre » et « nuit » qui reviennent si souvent sous sa plume Pirotte, c’est du Bobin réussi, du Delerm qui aurait troqué le « moins-que-rien » pour le « plus-que-tout ».

Certains passages seraient à recopier, pour expliquer aux récalcitrants ce qu’est la littérature : « La petite ville demeure bleue, grise, bleue, noire, bleue. » Est-ce de la paresse, cette hésitation, cette répétition ? Non, c’est la vérité changeante, l’indécision du poète en prose qui tente de décrire un village du Nord, dont la lumière évolue selon les caprices des nuages. Comme chez Baudelaire : « Ta tête, ton geste, ton air/Sont beaux comme un beau paysage » ou Éluard : « La Terre est bleue comme une orange ». L’écrivain est un dictateur qui a tous les droits, dès lors qu’il traque une vision subjective.

Dans sa préface, Pirotte dévoile un secret de fabrication : « Je voudrais que ma mémoire découvre sans l’aide de personne ce qui échappe à la mémoire. » À quoi sert l’écriture à part cela ?

Jean-Claude Pirotte, une vie

Cela fait des années que Jean-Claude Pirotte est un écrivain culte. Personnage atypique, buveur invétéré, capable d’être aussi intime avec un clodo qu’avec Michel Déon, Pirotte fut d’abord poète maudit avant de fuir la société belge. Né à Namur en 1939, ce grand avocat fut accusé en 1975 d’avoir favorisé l’évasion d’un client, ce qui lui valut d’être rayé du barreau, puis condamné par contumace à dix-huit mois de prison. Car il avait pris la poudre d’escampette : parti en cavale, il a vécu dans l’anonymat et le nomadisme jusqu’en 1981. Depuis, il a publié plus de quarante livres (recueils de poèmes, nouvelles, contes, chroniques, romans), s’est marié deux fois, a eu deux filles et une petite-fille (il aime les filles, qui sont d’ailleurs le sujet d’Ange Vincent). Discrètement, par son phrasé cristallin et un sens aigu de l’amitié comme de la mélancolie il s’impose de plus en plus comme un digne successeur d’Antoine Blondin (publié chez le même éditeur). Un Blondin bucolique et écolo, qui n’aurait pas fait le Tour de France à bicyclette, mais en cachette.

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