Hell de Lolita Pille s’intitulait Confessions d’une pétasse quand j’ai reçu ce manuscrit rue Gît-le-Cœur, par la poste, un matin de 2002. D’habitude, je ne lis pas les manuscrits : soit c’est bien et je sombre dans une dépression jalouse, soit c’est nul et je n’ose pas le dire à l’auteur. Et puis, pour quoi faire ? À l’époque je n’étais pas éditeur (aujourd’hui je ne le suis plus) et, en tant que critique, je n’ai déjà pas le temps de lire tous les livres publiés. Les manuscrits me parviennent généralement accompagnés d’une lettre dans laquelle le génie maudit dit le plus grand bien de moi ; malheureusement, le reste de son courrier est moins intéressant : lamentations de vieilles peaux larguées par leurs trois maris ; plagiats des derniers best-sellers de la liste de L’Express ; fantasmes sexuels de profs de lycée… Je n’envie pas les directeurs littéraires. Laclavetine a bien décrit leur métier harassant dans un roman intitulé Première Ligne.
Pourtant le texte de Lolita Pille m’a happé, il n’y a pas d’autre mot. Elle avait un ton cinglant, une méchanceté sautillante, une façon merveilleusement insolente de décrire la jeunesse dorée de l’Ouest parisien. Elle me rappela de mauvais souvenirs : gueules de bois à répétition, sexe sans lendemain, virées de sales gosses arrogants, maintenant j’assume ce passé. La vérité, c’est que je n’ai pas pu lâcher son manuscrit avant de l’avoir terminé, et pourtant Dieu sait si j’avais autre chose à foutre que de lire une arriviste inconnue. En outre l’auteur, âgé de 17 ans, ne fournissait pas sa photographie avec le texte, ce qui était vraiment la preuve d’un manque de savoir-vivre. Le lendemain matin, je téléphonais à mon éditeur pour lui recommander cette petite peste. Hell est donc un peu de ma faute…
Je sais que je ne devrais pas écrire sur un bouquin que j’ai pistonné auprès de Grasset : ce n’est pas très éthique, mais après tout je n’ai jamais touché un rond dessus, alors pourquoi ne pas vanter ces qualités qui m’ont tant enthousiasmé il y a une décennie ? La jeune littérature néglige souvent le camp des vainqueurs, la nullité des élites, la détresse de l’aristocratie : depuis Hugo, il faut écrire sur les misérables pour être un romancier sérieux. Hell raconte cet enfer qui fait rêver les idiotes. « Si les riches ne sont pas heureux, c’est que le bonheur n’existe pas. » Telle est la phrase clé de cette sotie impertinente et frivole, que je traduirais dans mon langage fruste : quand on est une fille à papa sans papa, on n’a pas le droit d’être désespérée, juste le droit d’être ridicule. C’est pourquoi il faut, de temps en temps, plaindre les riches, même si c’est dégoûtant. Cela fait mentir la société capitaliste : il n’est pas vain de rappeler que l’argent fait le malheur de tous, y compris de ceux qui en ont trop. Lolita Pille piaffait d’impatience devant le panthéon des têtes à claques bourgeoises : Fitzgerald, Sagan, Ellis… Elle ne les avait pas lus quand elle a eu l’idée de son roman sur l’avortement d’une amoureuse trop gâtée, entourée d’écervelés et de radasses, qui se salit pour se sentir exister, ou atteindre la profondeur introuvable aux Planches (rue du Colisée). Elle voulait juste comprendre pourquoi elle sacrifiait tout à la nuit, pourquoi elle trouvait débiles tous ses copains, pourquoi elle se sentait mal, et conne, et seule, et enceinte d’un connard drogué. Elle a choisi d’en rire pour énerver tout le monde. Elle a de la chance : pour rendre supportable une histoire aussi puante, il fallait beaucoup de talent. Est-ce cela que certains dénomment « l’énergie du désespoir » ? Je crois que Hell est exactement le contraire : une parabole sur la perte de confiance en soi, sur une génération détruite par l’ironie.
Lolita Pille est née le 27 août 1982 à Sèvres (92). Elle est passée à « Tout le monde en parle » le 11 mai 2002. Entre les deux, pas grand-chose à raconter : pour tout savoir sur Hell, achetez Elle. Lolita Pille (c’est son vrai nom) grandit à Boulogne-Billancourt. Effectue sa scolarité au lycée La Fontaine (Paris 16e). Élève très bien notée, jusqu’à l’âge de 14 ans. C’est l’âge où elle découvre les boîtes de nuit, donc redouble sa seconde. Après un bac littéraire, elle s’inscrit en droit à la fac d’Assas, mais ne tient que deux semaines. Préfère aller au bar du Plaza, puis au Cabaret, puis au Queen, puis au Kit Kat à 8 heures du matin, avec la gueule de travers, les yeux écarquillés et la bave aux lèvres. Depuis le succès de Hell en 2002, elle a publié Bubble Gum (2004, une satire de la télé-réalité) et Crépuscule Ville (2008, un roman de science-fiction cyberpunk qui a beaucoup plu à Jean-Jacques Schuhl). Harcelée par le Trésor public comme Sagan, elle vit aujourd’hui recluse chez ses parents, ne sort plus, ne boit plus, ne se drogue plus, ne me voit plus. J’espère seulement qu’elle écrit toujours.