Mathieu Terence s’est lancé à lui-même un défi, et en plus, ce petit sagouin l’a relevé, réussissant l’impossible : donner une suite au Portrait de Dorian Gray, l’unique roman d’Oscar Wilde, paru en 1890. Ne lésinons pas sur les adverbes et les épithètes : ce pari extrêmement risqué et terriblement prétentieux est magnifiquement tenu. Tout le monde se souvient de l’argument du conte fantastique : le portrait d’un beau jeune homme vieillissait à sa place, ce qui n’empêchait pas le beau jeune homme de se flinguer à la fin. Mais le tableau peint par Basil Hallward, que devenait-il ?
C’est le sujet du roman de Terence. Nous sommes en 1899, dix ans après le suicide de Dorian Gray. Lord Henry Wotton conserve le fameux tableau dans une pièce close de son hôtel particulier londonien, mais le sien, de portrait, celui qui pourrit à sa place, c’est son reflet dans le miroir. Nous avons tous notre « portrait de Dorian Gray » chez nous, dans notre salle de bains ; il suffît de se regarder dans la glace pour découvrir un monstre qui emprunte notre visage et grimace chaque jour davantage.
Lord Henry, vieil esthète blasé, tient son « journal d’un cœur sec », sorte de carnet d’une marquise de Merteuil rosbif, avec « un nombril en guise d’encrier ». Avant Freud, les névrosés étaient obligés de faire leur psychanalyse tout seuls. On remplaçait le divan par du papier. Lord Henry sait que l’innocent Dorian Gray est mort à cause de lui. Il rencontre un jeune psychiatre, Clifford Alistaire, et commence à le prendre sous son aile. Va-t-il en faire une nouvelle victime ? L’histoire va-t-elle se répéter ? Suspense.
C’est un livre qu’on lit lentement pour en savourer le jus. Très travaillé, presque « surécrit », en tout cas d’une densité rare, le style de Terence est corseté comme l’Angleterre victorienne. C’était une époque où le plaisir était réservé aux maisons closes et où les pauvres mouraient empoisonnés — Londres n’a pas beaucoup changé en cent ans.
On a l’impression d’entendre la voix off d’un vieux film d’horreur en noir et blanc : Mathieu Terence écrit comme Vincent Price parle. Sur les parquets vernis des immeubles de Mayfair, les aphorismes de Lord Henry évoquent des fleurs fanées : « Je suis un enfant, l’avenir en moins » ; « Le bonheur est la forme que prend un chagrin qui approche » ; « En amour, la vérité ne sert qu’à rompre ». Terence semble obéir à la célèbre blague de Roland Barthes : tout d’un coup il lui est devenu indifférent de ne pas être moderne.
Bien que nihiliste, notre narrateur souffre beaucoup, pleure un amour d’enfance, est ému par une folle internée dans un asile. Sa solitude l’angoisse mais il fait partie de ces suicidaires qui ne se tuent jamais (Terence est ami avec Jaccard). C’est tout un boulot, d’être un crocodile dandy : il faut se retenir d’être sensible.
Il a fallu un siècle pour qu’un jeune romancier français ressuscite les personnages d’un vieil écrivain irlandais. Oscar Wilde ne se retournera pas dans sa tombe du Père-Lachaise, car le beau livre de Mathieu Terence ajoute le constat qui manquait à son œuvre : plus un cœur est sec, plus il est fragile.
Mathieu Terence est né en 1972 mais porte des Ray-Ban : c’est que, pour ressembler à Oscar Wilde, il a fait une cure de vieillissement accéléré dans diverses stations pas très thermales (Biarritz, Bordeaux, Paris 6e). C’est pourquoi ses deux premiers livres, Palace Forever (Distance, 1996) et Fiasco (Phébus, 1997), paraissaient plus frivoles que son Journal d’un cœur sec (1999) qui a reçu le prix François Mauriac de l’Académie française. Ses trois romans suivants l’ont éloigné de la prose hussarde pour explorer de nouveaux territoires : Maître-Chien (2004), Technosmose (2007) et L’Autre Vie (2009) forment une sorte de trilogie futuriste sur la mutation de l’humanité. Ce qui fournit une excellente transition avec l’auteur suivant de notre liste.