Numéro 41 : « Las Vegas Parano » de Hunter S. Thompson (1971)

Au fond, un écrivain, ça devrait toujours ressembler à ça : un type ivre mort, bronzé et halluciné, torse nu, sans le sou, avec un bob sur la tête et un fume-cigarette au bec, en train de vociférer sur une plage, dans un pays lointain et ensoleillé. Un écrivain devrait toujours briser des cœurs et des bouteilles vides. Un écrivain devrait toujours être entouré de belles femmes tristes, car terrifiées par sa liberté, et de belles femmes libres, bien que terrorisées par sa tristesse. Un écrivain devrait toujours faire rêver, ou au moins faire envie, ou à défaut faire pitié ; et le reste du temps, faire semblant. Un écrivain devrait toujours être un frimeur paresseux, un dangereux égoïste, un jouisseur frustré, un mégalo défoncé, prêt à risquer sa vie pour quelques paragraphes mal imprimés dans un fanzine de seconde zone. Un écrivain devrait toujours ressembler à Hunter S. Thompson, ou Charles Bukowski, ou Ernest Hemingway, ou Jack Kerouac, ou William Faulkner, et surtout à Scott Fitzgerald. Comme les Américains n’ont pas inventé la littérature, ils se sont rabattus sur autre chose : le « look » de l’écrivain — sa barbe de trois jours, sa machine à écrire cassée, ses gesticulations désordonnées, son haleine à tuer un troupeau de buffles, son désespoir en bandoulière, son nœud papillon parfumé au vomi de Dom Pérignon. Las Vegas Parano illustre à la perfection cette « writing attitude » que Philippe Besson n’aura jamais. L’équation idéale étant : ironie + colère + désespoir = beauté + vérité + légèreté.


À l’origine reportage paru dans le magazine Rolling Stone en 1971 sous le pseudonyme de Raoul Duke, Las Vegas parano s’intitule en v.o. Fear and Loathing in Las Vegas : A savage journey to the heart of the american dream ce qui signifie « Peur et Dégoût à Las Vegas : une Équipée Sauvage au Cœur du Rêve Américain ». Ouf ! De quoi s’agit-il ? De l’escapade sous psilocybine d’un journaliste et de son camarade avocat (Oscar Acosta rebaptisé pour l’occasion « Dr Gonzo ») envoyés par Sports illustrated en reportage sur une course de motos (le « Mint 400 ») dans le désert du Nevada. Le commanditaire ne voulait qu’un encadré rapide, Thompson leur rendit un texte de 60 pages détaillant tout ce qui se passait dans le désert, sauf la course. Après le refus par Sports illustrated de publier son texte déjanté, Thompson décida de le développer et d’en faire un tableau du rêve américain. Thompson n’écrit que des récits. Ce n’est pas un romancier. Ses « enquêtes » précédentes étaient plus sociologiques (il a vécu un an avec des Hell’s Angels), cette fois Hunter Thompson invente le journalisme psychédélique. Le résultat n’est pas de la mystique hallucinogène comme chez Castaneda. C’est un roman réaliste écrit dans un état second. « On était quelque part vers Barstow quand les drogues ont commencé à agir. » L’idée est qu’en étant défoncé le spectateur ne remarque pas les mêmes choses qu’un écrivain normal. Il va s’intéresser à des détails, des à-côtés, des gens et des choses que personne ne regarde habituellement. D’une certaine manière, le journalisme « gonzo » consiste à utiliser le prisme de la drogue pour mieux voir le réel. Mais rien n’interdit de le lire seulement pour se marrer : cette virée en Cadillac de deux toxicomanes dont le coffre est rempli à ras bord de pilules et poudres illicites est un des livres les plus dingues jamais écrits. « Le coffre de la voiture ressemblait à un labo ambulant de la brigade des stupéfiants : nous avions deux sacoches d’herbe, soixante-quinze pastilles de mescaline, cinq feuilles d’acide-buvard carabiné, une demi-salière de cocaïne, et une galaxie complète et multicolore de remontants, tranquillisants, hurlants, désopilants… sans oublier un litre de tequila, un litre de rhum, un carton de Budweiser, un demi-litre d’éther pur et deux douzaines d’ampoules de nitrite d’amyle. » Las Vegas Parano, c’est Sur la route en remplaçant les joints par du LSD et le jazz par du rock’n’roll. C’est Very bad trip, trente-huit ans avant.


La drogue est à Thompson ce que les « moins de seize ans » sont à Matzneff : un moyen de désobéir. J’aime lire ce que je ne vis pas. J’ai peur du LSD (on m’en a proposé souvent mais je n’ai jamais voulu essayer), je n’aime pas coucher avec des personnes mineures (ce sont des mauvais coups). Mais j’aime quand les romans me permettent de connaître ce que je ne connais pas. Il y a une relation très étroite entre le plaisir de la lecture et la tentation de l’illégalité. Je ne vois pas l’intérêt de ne lire que des histoires saines, justes, licites. Lire devrait toujours nous permettre d’être des criminels sans risquer la cour d’assises.


Accessoirement, Thompson se moque de l’American Dream. Las Vegas est le bon endroit pour tourner en dérision ce Rêve devenu planétaire. Hunter Thompson écrit sur une déception : en 1971, il comprend que la « libération » qu’il attendait était une illusion provisoire. Il voit que l’espoir né dans les années 60 est une blague, et que la révolution n’aura pas lieu. Il devine que le combat est perdu. Avec ce texte, il a inventé le punk. Quelques mois après Las Vegas parano, il cessait d’écrire.

Hunter S. Thompson, une vie

Né en 1937 ou 1939 (même sa date de naissance est floue) à Louisville, dans le Kentucky, Hunter S. Thompson a inventé le « nouveau journalisme » avec Tom Wolfe dans les années 60, en publiant des reportages déjantés et subjectifs dans The Nation sur les Hell’s Angels (1965) ou dans Rolling Stone sur la campagne électorale de McGovern en 1972. Mais Tom Wolfe s’est mis à porter des costumes trois pièces blancs ridicules, alors que Thompson restait scotché au plafond et se comportait comme une rock star. Son retour sur le devant de la scène, il le doit à Terry Gilliam et Johnny Depp, qui ont réussi à adapter l’inadaptable Las Vegas parano en 1998, soit vingt-sept ans après sa publication. Hunter S. Thompson est ainsi devenu l’écrivain vivant le plus culte sur terre (ex-aequo avec Hubert Selby Jr). Mais il s’en foutait : ce qui l’embêtait était bien plus grave. Il ne parvenait plus à écrire. Retiré à Woody Creek, dans le Colorado, il se réveillait tous les jours vers 3 heures de l’après-midi pour boire son Wild Turkey et tirer dans son jardin avec une de ses nombreuses armes à feu. Enfin, une nuit de 2005, il retourna sur sa tempe le Magnum 44.

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