Numéro 29 : « Quand j’écris je T’aime » de W. H. Auden (1959)

Soyons francs : je ne connaissais pas W.H. Auden. Tout ce que je savais de lui, c’était ces quelques vers qui ont fait pleurer tous les spectateurs de Quatre mariages et un enterrement : « Funeral blues ».

« He was my North, my South, my East and West,

My working week and my Sunday rest,

My noon, my midnight, my talk, my song ;

I thought that love would last forever, I was wrong.

The stars are not wanted now ; put out every one,

Pack up the moon and dismantle the sun.

Pour away the océan and sweep up the wood ;

For nothing now can ever come to any good. »

Le projet semble absurde : en 1959, un homme amoureux choisit d’écrire un livre entier sur un poème qu’il n’a pas été capable d’écrire. « Dans l’attente de ton arrivée, demain, je me prends à penser “Je T’aime” ; puis vient la pensée : “J’aimerais écrire un poème qui exprimerait exactement ce que je veux dire quand je pense ces mots.” » L’amour a été souvent décortiqué par les romanciers. En général, ils s’aperçoivent qu’analyser les sentiments ne permet tout de même pas de les contrôler. À ma connaissance, les poètes n’ont pas cette habitude de tout disséquer ; ils cherchent plutôt à exprimer leur flamme, à se servir de la passion amoureuse comme d’une source d’inspiration pour employer des mots comme « tristesse », « fougue », « vent », « Aphrodite », « il pleure dans mon cœur », etc. Mais aujourd’hui, les chansons de variété ont récupéré ce fonds de commerce. La poésie du XXe siècle a été détruite par le symbolisme (puis le surréalisme) et remplacée par l’industrie du disque (laquelle est en train de disparaître à son tour).


En 1959, W. H. Auden a déjà compris tout ça. Au lieu d’écrire une ode romantique, il décide de tout livrer : ses doutes, sa culture, sa timidité face à l’enjeu. C’est la première fois qu’un poète propose au lecteur de lui montrer les coulisses de son art. Il se compare aux compositeurs, aux peintres. Il veut qu’on sache qu’il est incapable de « faire semblant ». Il voudrait être sûr que les mots « je T’aime » aient encore un sens en 1959. Que dirait-il en 2011 ? Est-il possible d’être encore romantique dans un siècle comme le nôtre ? Voici un petit livre où l’un des plus grands poètes du XXe siècle se pose la question, et y répond indirectement, en refusant d’écrire un poème larmoyant, et en exposant noir sur blanc les raisons de cet échec. OK, cela vous paraît peut-être une glose intello sur l’impuissance de W. H. Auden, mais c’est plus beau que ça. Parce qu’à la fin du livre on pleure. Donc le but est atteint : à la question posée plus haut, Auden répond oui, malgré tout, oui la poésie peut continuer, oui nos cœurs ont encore le droit de battre. « Donc, ce poème ne sera jamais écrit. Aucune importance. Demain Tu arriveras : si j’écrivais un roman dont nous serions tous deux des personnages, je sais exactement comment je T’accueillerais à la gare : l’adoration au fond de l’œil ; sur les lèvres, le badinage et la paillardise. » L’amour, c’est pourtant simple : il faut le faire, le ressentir, mais ne jamais le dire.

W. H. Auden, une vie

Déjà, W.H. avait un prénom de star : Wystan Hugh. Si tu t’appelles Wystan Hugh, t’as pas trop le choix : faut devenir poète. Tu vas quand même pas te retrouver G.O. au Club Med avec un badge marqué « Wystan Hugh » dessus. L’autre solution, pour pas que les gens perdent trop leur temps à essayer de prononcer ton prénom correctement, c’est frimer avec les initiales « W.H. » Né à York en 1907, W.H. Auden est mort à Vienne en 1973. Nos vies : deux dates. Avant ? Rien. Après ? On ne sait pas. Entre les deux, Wystan Hugh a baptisé (en toute modestie) vers 1930 un groupe de poètes « The Auden Group », dans lequel figuraient notamment Stephen Spender, Christopher Isherwood et Cecil Day-Lewis. Devenu citoyen américain en 1946, Auden revint régulièrement en Europe et fut professeur de poésie à Oxford. Ses livres les plus connus sont : Lettres du Nouvel An (1941), For the time being (1944), The age of anxiety (1947), Nones (1951), Le Bouclier d’Achille (1955), Hommage à Clio (1960).

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