L’énergie de Virginie Despentes pulvérise tout sur son passage. D’où vient cette syntaxe qui donne au lecteur l’impression d’être essoré dans un lave-linge géant, ou galvanisé comme un cycliste italien ? Phrases sans verbe, ou le verbe au début, présent de l’indicatif. Appositions syncopées. Pas un mot superflu. Comme ça. Boum. Inutile d’en dire trop. Au lecteur de combler les espaces. Faut écrire comme on pense. Cash. Bon sang que m’arrive-t-il ? Virginie Despentes déteint sur mon style, d’habitude si sophistiqué. Dans Les jolies choses, les personnages ne portent pas de chaussures mais des « shœs ». En revanche, quand ils ont le cafard, ils appellent cela « le coup de bleu ». Quelques phrases pour donner un aperçu de ce que Despentes fait subir à notre langue sacrée : « Chaleur, et, quoi qu’elle porte, c’est toujours ça de trop » ; « Ça fait mal jusque dans les os, ne pas être celle qu’il te faut » ; « La plupart d’entre eux sont surlookés, décolorés piercés tatoués édentés cicatrisés haut-talonnés ». Littérature clip ? Je dirais plutôt : descendante de Djian, donc de Buk, donc de Fante. Eux jazzaient leur vocabulaire, Despentes rock’n’viole notre idiome national. Très peu de livres sont troussés avec une telle modernité originalité aujourd’huité (zut, voilà que la contagion me reprend). Despentes court tous les risques : avoir l’air d’une analphabète ou basculer dans le « fashion faux pas » ne lui fait pas peur. Elle écrit comme si elle n’avait rien à perdre, pour restituer son époque avec des mots contemporains : argot, verlan, franglais. Avec elle, le français reste une langue vivante.
La jeunesse déserte la lecture parce que celle-ci n’ose pas rivaliser avec le cinéma. Combien de fois faudra-t-il le répéter ? Un livre ne doit pas parler comme un livre. Virginie Despentes enchaîne les scènes visuelles, ses antihéroïnes n’ergotent pas, elles foncent. Pas de psychologie à la Mauriac : des actes gratuits (merci Gide et Camus) et des gestes payants (thank you Hemingway and Ellis). Dans Les jolies choses, il y a moins d’ultraviolence et de pornographie que dans ses romans précédents, mais toujours l’idée de faire un livre qui démode tous les films. Et qui puisse rivaliser avec une montagne russe.
Baise-moi, c’était son Thelma et Louise ; Les Chiennes savantes, son Boogie Nights ; Les jolies choses est sa version de All about Eve de Mankiewicz. Claudine veut devenir célèbre, mais sa sœur Pauline chante mieux qu’elle. Comme toutes les jumelles, elles ne se ressemblent pas, sauf physiquement. Claudine est ce qu’on appelle une pétasse. Peinturlurée, moulée dans des robes roses assorties à son vernis à ongles, elle n’aime qu’elle-même, donc couche avec tout le monde. Pauline est plus terne, effacée, amoureuse de Sébastien, qui croupit en prison. Elle fera les voix en concert, mais c’est Pauline qui tiendra la vedette dans les magazines. Malheureusement, les jolies choses dégénèrent toujours salement. Claudine est plus sensible qu’elle n’en a l’air. Elle se suicide et Pauline doit la remplacer. En lui prenant sa vie, elle devient pire qu’elle. Les pages qui décrivent sa métamorphose en Ophélie Winter valent toutes les transformations en loups-garous dans les films d’horreur à gros budgets.
Tiendra-t-elle longtemps sous les sunlights ? Et comment se dérouleront ses retrouvailles avec Sébastien ? Ne sera-t-il pas surpris de retrouver une poule de luxe à la place de sa fiancée soumise ? Les jolies choses est un roman sur la corruption par les paillettes et la perte de la pureté. Despentes appartient à la catégorie (nouvelle) des moralistes libertaires. Dans Les jolies choses elle refuse de choisir clairement entre la tendresse pour les midinettes arrivistes et la satire de leur fascination stupide pour le show-biz. Ce qui fait la spécificité (et l’intérêt) du courant contemporain de littérature dite « post-naturaliste » ou « trash » est qu’elle jouit en critiquant le plaisir. La télé, la pop music, les sex-symbols dans Les jolies choses sont montrés tels qu’ils sont : un miroir aux alouettes dans lequel une jeunesse au chômage voit son salut. Virginie Despentes a lu Asphyxie d’Ann Scott, autre descente dans l’enfer du rock. Les jolies choses est un titre mensonger : « La pourriture ambiante » eût été plus approprié (mais moins ironique). Despentes nous dit que nous vivons dans une société où tout le monde croit avoir toujours 20 ans, où personne n’aime personne (d’autre que soi), et où les filles sont obligées de mentir sans cesse. Elle parvient même à montrer un homme qui trompe sa femme… avec elle-même. Bref, on y comprend que « tout est devenu stupide, comme un monde rempli de fourmis ».
Ancienne hôtesse de salons de massage née le 13 juin 1969 à Nancy, Virginie Despentes a l’impudence d’écrire des romans et de les adapter elle-même au cinéma, comme Emmanuel Carrère, Marc Dugain, Michel Houellebecq, Alexandre Jardin, Yann Moix, Vincent Ravalée… Ce fut le cas de Baise-moi, son premier roman publié en 1993, dont l’adaptation fut interdite aux moins de dix-huit ans en 2000, ainsi que de Bye Bye Blondie, roman publié en 2004, devenu un long-métrage en 2011. Elle est aussi l’auteur de Teen spirit en 2002 (titre emprunté à Nirvana pour un roman sur un adolescent). Ses livres suivants ont accentué son combat pour un féminisme classé X (King Kong théorie, 2006), ainsi qu’un militantisme lesbien confinant à l’hétérophobie (Apocalypse bébé, prix Renaudot 2010). J’ai choisi Les jolies choses (prix de Flore 1998) car je n’aime pas les romans engagés : ils perdent l’ambiguïté qui est à la source du romanesque. Les jolies choses a été porté à l’écran en 2001 par Gilles Paquet-Brenner avec Marion Cotillard dans le double rôle des jumelles détruites ; elle y chantait déjà, sept ans avant son Oscar pour La Môme.