Numéro 91 : « Nouvelles complètes » d’Ernest Hemingway (1923–1960)

Je lis Hemingway à La Closerie des lilas. Ce faisant, je suis pire qu’un touriste : un pléonasme. Mais il fallait bien que quelqu’un vienne ici lui souhaiter son anniversaire. Ernest Hemingway, pilier des bars de Montparnasse, est né le 21 juillet 1899. 120 ans plus tard, IL FAUT LIRE SES NOUVELLES COMPLÈTES. J’ai préféré l’écrire en majuscules pour que le message passe bien. Et maintenant, laissons Dorothy Parker expliquer pourquoi : « Le style d’Ernest Hemingway, cette prose mise à nu jusqu’à sa jeune et solide ossature, est beaucoup plus efficace, beaucoup plus émouvante dans la nouvelle que dans le roman » (The New Yorker, 1927).

Croquis, tranches de vie, saynètes, appelez-les comme vous voudrez, les nouvelles de Hemingway paraissent anodines à première vue. Et puis vous les refermez et soudain elles vous accompagnent. Vous avez le cafard comme cette fille dont le mari réclame l’avortement (Collines comme des éléphants blancs, 1927, traduite par Philippe Sollers). Vous avez peur de ces malfrats qui pourchassent un Suédois (Les Tueurs, 1926). Vous revoyez ce beau boxeur se faire défigurer, ou cette Indienne accoucher par césarienne sans anesthésie (Le Courant, 1921, et Le Village indien, 1925). Sobre, concise, factuelle et sans adjectifs, l’écriture de Hemingway va droit vers son but : la chute. J’ai eu la prétention de hasarder un jour une définition de la nouvelle comme « l’art d’amener la dernière phrase ». Dans cet exercice, Hemingway est le maître absolu. Exemples de ses chutes splendides : « La pluie peut rendre n’importe quel endroit étrange, même des endroits où vous avez vécu » (Le Garçon, 1927). Écoutez comme ça tombe bien : « Au matin, le vent soufflait fort et les vagues déferlaient de très haut sur la plage, et il resta longtemps éveillé avant de se rappeler qu’il avait le cœur brisé » (Dix Indiens, 1927). Connaissez-vous beaucoup d’auteurs qui écrivaient ainsi en 1927 ? Dans ses nouvelles, Hemingway fait du Fitzgerald : cela pourrait être sorti hier matin ! C’est que, depuis) 1927, environ douze mille écrivains ont copié ce style objectif et elliptique (Raymond Carver en tête — donc Jay Mclnerney et Bret Easton Ellis aussi). C’est la faute à Hemingway s’il existe aujourd’hui pas mal de livres moins chiants qu’au siècle précédent.

On ne le remerciera jamais assez d’avoir remplacé les descriptions interminables par des dialogues vivants. Dans Sur l’écriture (1924), Nick Adams, héros fétiche de Hemingway, explique : « (Il) avait envie d’écrire comme Cézanne peignait. » Parties de pêche, combats de boxe, corridas, exécutions politiques, ruptures amoureuses : ce sont des pommes ! La vraie beauté n’est pas dans la pomme toute simple mais dans la méthode du peintre. C’est-à-dire que Cézanne tournait autour de sa pomme au lieu de croquer dedans. Ce n’est pas Nick qui doit être triste, c’est nous. Compris ? J’ai mis du temps à piger ça, alors essayez au moins de suivre un peu. Hemingway avait aussi mis au point une « théorie de l’iceberg » : les faits flottent sur l’eau, la structure doit être invisible (« seul un huitième d’un iceberg dépasse de la mer »). Le lecteur comprend tout ce qui n’est pas écrit sur la page. En ne développant pas d’explication sur cet iceberg, je suis en train d’appliquer à la lettre sa théorie, OK ? Ernest a peut-être moins de charme que Fitzgerald et moins d’humour que Dorothy Parker (ses faux amis qui le trouvaient trop sérieux) ; il roule des mécaniques, se prend pour Indiana Jones, nous agace avec ses safaris frimeurs et ses mojitos de macho barbu. Mais, comme tous les génies, il a inventé sa propre langue, et il se trouve que c’est devenu la nôtre.

Ernest Hemingway, une vie

Ernest Miller Hemingway est né à Oak Park (Illinois) le 21 juillet 1899. Il est mort d’un coup de fusil dans la tronche le 2 juillet 1961. Entre les deux, il a été blessé par un obus en Italie (1918), a baisé à Paris dans les années 20 (comme tout le monde), a fait la guerre d’Espagne puis libéré l’hôtel Ritz à Paris avec Salinger en 1944, s’est installé à Key West (Floride), La Havane (Cuba), Ketchum (Idaho), a failli mourir dans un accident d’avion en Afrique, a écrit, entre autres : Le soleil se lève aussi, L’Adieu aux armes, Mort dans l’après-midi, Pour qui sonne le glas, Le Vieil Homme et la Mer, Paris est une fête, reçu le prix Nobel en 1954, s’est marié quatre fois et suicidé une fois. Et en plus, quelque chose doit lui faire plaisir, à lui qui aimait tant les armes à feu : son arrière-petite-fille Dree est une véritable bombe atomique.

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