Numéro 39 : « Les Bienveillantes » de Jonathan Littell (2006)

Maximilian Aue se confesse. Cet officier SS vomit sans arrêt, il est constipé, il est amoureux de sa sœur, il est homosexuel et docteur en droit. Les Bienveillantes sont les mémoires fictifs d’un assassin industriel reconverti dans la dentelle de Calais. Très vite, le propos de ce gros roman apparaît dans toute sa lumière sombre : supprimer le flou, fabriquer un roman technique sur la Shoah, un « Seconde Guerre mode d’emploi », qui parviendrait à concilier le ton nihiliste du narrateur avec la trame mythique de l’Orestie d’Eschyle. « Prenez une autre catastrophe, plus récente, qui vous a fortement affecté, et faites la comparaison. Par exemple, si vous êtes français, considérez votre petite aventure algérienne, qui a tant traumatisé vos concitoyens. Vous y avez perdu 25 000 hommes en sept ans, en comptant les accidents : l’équivalent d’un peu moins d’un jour et treize heures de morts sur le front de l’Est ; ou bien alors de sept jours environ de morts juifs. » Max Aue, c’est Dark Vador qui passe aux aveux, avec l’humour macabre et les détails factuels que nous autorisent six décennies de distance. Littell écrit dans un style froidement halluciné : il n’arrive pas à croire que tout ce qu’il décrit soit avéré. Ce qui est nouveau dans ce roman n’est pas l’atroce vérité de ce qu’il raconte (Robert Merle avait déjà imaginé la vie du commandant du camp d’Auschwitz dans La mort est mon métier en 1952), mais le fait que cette vérité est une fiction narrée par un jeune Franco-Américain des années 2000, lequel se glisse dans la peau d’un « organisateur de mort » nazi. Il y a dans ce roman une double distance — historique et géographique — qui en fait paradoxalement la force. Littell montre une horreur qu’on croyait connaître mais il la regarde à chaque page comme si c’était de la science-fiction (avant Les Bienveillantes, il a publié un ouvrage de SF intitulé Bad voltage en 1989). Il est rare de ne pas pouvoir lâcher un roman dont on a pourtant appris la fin à l’école : « le lecteur est pris en otage », dira Julia Kristeva à son propos. La puissance du roman est là : nous contraindre à affronter, grâce aux artifices de l’imagination, la terrible réalité de notre passé, « la banalité du mal » chère à Hannah Arendt. Le talent de Littell n’a consisté qu’à poser un regard original sur une histoire que nous connaissions déjà (comme James Cameron réinventant la catastrophe du Titanic). Un exemple : quand Littell explique qu’en temps de guerre on ne perd pas seulement le droit de vivre, mais aussi celui de ne pas tuer. Ou quand il passe des pages sidérantes à énumérer les titres de la hiérarchie militaire et de l’administration nazie. Il se dégage de cette litanie de termes allemands (dont l’énumération est de plus en plus ennuyeuse à lire) une sorte de loufoquerie tragique qui glace le sang : la Shoah, c’est un monceau de cadavres massacrés par une organisation de fonctionnaires aux titres ronflants. On regrette presque que le narrateur soit bisexuel, masochiste, matricide et incestueux : cette « originalité » ne va pas dans le sens de la thèse générale du livre (« Je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous ! » page 43). Il n’en reste pas moins que, même en le relisant quelques années après son Goncourt de 2006, Les Bienveillantes continue d’impressionner par sa construction, son souffle et sa précision pointilleuse sur la pratique de la « solution finale ». En prêtant sa voix à un monstre, il n’est pas impossible qu’un jeune surdoué ait réussi tout simplement le plus grand roman écrit à ce jour sur la Seconde Guerre mondiale. « On a beaucoup parlé, après la guerre, pour essayer d’expliquer ce qui s’était passé, de l’inhumain. Mais l’inhumain, excusez-moi, cela n’existe pas » (page 842). « Vous devez penser : Ah, cette histoire est enfin finie. Mais non, elle continue encore » (page 1303).

Jonathan Littell, une vie

Né en 1967 à New York, il est le fils du romancier d’espionnage Robert Littell. Il a passé son enfance en France (au lycée Fénelon). Après des études à l’université Yale, il s’est engagé durant sept ans à Action contre la Faim, en Bosnie, en Tchétchénie et en Afghanistan. Il est probable que les crimes dont il fut le témoin durant cette période ont inspiré l’écriture des Bienveillantes, roman paru en 2006 qui lui a demandé cinq années de travail. Un essai publié deux ans plus tard (Le Sec et l’Humide) semblait indiquer que le leader fasciste belge Léon Degrelle avait inspiré le personnage de Maximilian Aue au même titre que les bourreaux serbes, russes ou talibans. Jonathan Littell vit à Barcelone, il a deux enfants : une fille et un garçon. À part tout ce que je viens d’écrire, on ne sait à peu près rien de lui.

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