Numéro 1 : « American Psycho » de Bret Easton Ellis (1991)

Il faut se replacer dans le contexte : en 1991, personne ne s’attendait à une déflagration pareille. Même si la brutalité, la drogue, le snobisme étaient déjà présents dans Moins que zéro, on ne pouvait pas imaginer que Bret Easton Ellis était capable d’accoucher d’un monstre aussi radical que American psycho, le roman qui assassine le XXe siècle. Tout est là : la puissance du capital, la maladie mentale de Wall Street (vingt ans avant la faillite de Lehman Brothers), la violence sadienne, l’érotisme tordu des enfants gâtés de l’Amérique, la solitude urbaine, l’humour noir glaçant, le cynisme confinant au nazisme. American psycho est le chef-d’œuvre du nihilisme définitif, celui qui a tout conclu, c’est le roman ultime de la déshumanisation. Personne ne voulait le publier. Aux États-Unis, Simon & Schuster le refusa (en renonçant à la grosse avance versée à l’auteur). En France, il fut décliné par Christian Bourgois, éditeur de Less than zéro, qui avait pourtant courageusement publié Les Versets sataniques de Salman Rushdie en 1989 ; des années plus tard, Bourgois (camarade de Sciences-Po de mon oncle Gérald) me confia qu’il regrettait l’avoir refusé mais qu’il en avait vraiment marre des fatwas — au moment de sa publication, Ellis était menacé de mort par certaines militantes ultraféministes, du genre de celle qui tira trois balles sur Andy Warhol. American psycho est donc sorti en France chez Gérard-Julien Salvy.


Le roman raconte, à la première personne, la vie quotidienne d’un trader âgé de 26 ans nommé Patrick Bateman. Ivre de réussite, il se sent tout-puissant. « Salut. Je suis Pat Bateman, dis-je, tendant la main, remarquant au passage mon reflet dans le miroir accroché au mur, avec un sourire de satisfaction. » Il hait les femmes, les pauvres, les étrangers, les homos et n’aime que Phil Collins et ses propres abdominaux. « En arrivant chez Pastels, je suis au bord des larmes ; il est évident que nous ne pourrons pas avoir de table. » Progressivement, on voit cette tête à claques basculer dans une folie meurtrière entrelardée d’hallucinations : « J’ai un couteau à scie dans la poche de ma veste Valentino, et je suis un instant tenté d’éventrer McDermott, là, dans l’entrée de la boîte, ou de lui trancher le visage, peut-être, ou de lui disloquer la colonne vertébrale ; mais Price nous fait signe d’entrer, et la tentation de tuer McDermott est remplacée par cette singulière avidité à prendre du bon temps, boire du champagne, flirter avec une mignonne, peut-être trouver un peu de dope, ou même danser sur des vieux tubes, ou sur cette dernière chanson de Janet Jackson, celle que j’aime tant. » Son monologue intérieur nous fait pénétrer dans le crâne d’un fou dépressif qui se croit successful. Dans son univers aseptisé, Bateman brasse des millions de dollars et en dépense des dizaines de milliers chaque soir dans des établissements interchangeables, avec des escorts dont il oublie les noms mais pas la marque des sacs à main. Il incarne physiquement la violence cachée de la Bourse, qui crée des richesses absurdes au prix de ruines aux conséquences abominables (faillites, chômage, pauvreté, suicides). Ellis n’introduit le sang et le sperme dans ce cauchemar que pour nous obliger à visualiser le mensonge en col blanc. Et l’absence de lien entre les humains. Et, une fois de plus (comme Perec), la victoire des choses sur les gens. La religion des produits qui a remplacé la foi en Dieu.


American psycho est le meilleur roman du XXe siècle car il a digéré tous les autres. Bateman, c’est Bardamu à New York en costard Armani, mais aussi Proust qui bande en voyant des épingles à chapeau s’enfoncer dans des rats en cage ; c’est Leopold Bloom l’antihéros désespéré par excellence, c’est l’imagination de Boulgakov et le ton blasé du Roquentin de Sartre, c’est le meurtre gratuit de L’Étranger de Camus ou des Caves du Vatican de Gide additionné à la frénésie sexuelle de Miller, au sadisme de Robbe-Grillet et à la foire aux atrocités de Ballard. Ce livre est un concentré de littérature et pourtant un coup de massue sur la tête de ses millions de lecteurs à travers le monde. Car le lecteur se trouve impliqué dans le massacre : en continuant de lire, il est complice du tueur, comme le spectateur de Funny games de Haneke. C’est ce roman qui a donné de la force et de l’ambition au roman du XXIe siècle : Houellebecq a souvent admis son influence, Littell a forcément songé au Psycho en rédigeant la confession macabre du nazi Max Aue, personne ne peut plus faire comme si American Psycho n’avait pas tout changé. Le Nouveau Roman est implicitement présent dans le Psycho : les descriptions interminables d’outils ménagers ou de systèmes hi-fi, la réifîcation de l’être humain, l’aspect glaciaire des non-lieux fréquentés par Bateman, tout nous ramène à un roman post-romanesque, une installation d’art contemporain, l’ennui en moins. À la fois collage punk et « great american novel », roman global et satire du nihilisme ultralibéral, œuvre morale contestant la ploutocratie décadente et délire ludique novateur et malsain, American psycho contient, absorbe, intègre et désintègre la société d’hyperconsommation. Les marques des vêtements, les adresses des clubs privés, les dialogues vides, l’insolence de Fitzgerald et le béhaviorisme de Hemingway, Ellis a tout lu, tout dit, tout compris dans ces 513 pages écrites frénétiquement sous l’influence speedée de fortes doses de cocaïne entre 1988 et 1991. Lors d’un entretien réalisé chez lui à Hollywood pour le magazine GQ en juillet 2010, à la sortie de Suites impériales, il m’a confié ce scoop : « Vous savez, pendant longtemps j’ai refusé de reconnaître qu’American psycho parlait de moi. Mais j’étais Patrick Bateman. (…) J’ai écrit sur ma propre solitude, ma propre aliénation. J’ai écrit sur mon combat quotidien contre cette culture yuppie que je condamnais mais qui, en même temps, m’attirait très fortement, parfois jusqu’à faire de moi un vrai yuppie. J’écrivais sur mon éternelle insatisfaction. » Bret Easton Ellis est le premier romancier de « la tyrannie de l’individu » telle que définie, vingt ans plus tard, par l’historien Tzvetan Todorov.

« Greed is good », disait Gordon Gekko (Michael Douglas) dans Wall Street d’Oliver Stone quatre ans avant la publication d’American psycho. Ellis/Bateman va plus loin : il commence par une citation de L’Enfer de Dante (mais sans le citer) : « Abandonne tout espoir, toi qui pénètres ici… » et conclut son roman sur deux mots en lettres capitales : « SANS ISSUE ». Les passages les plus insoutenables (arrachage de molaires, agrafage de lèvres vaginales, éviscérations diverses) ne sont pas censés nous étonner puisqu’Ellis considère la torture et le meurtre comme l’aboutissement logique de l’idéologie individualiste (bouffer ou être bouffé). Rarement a-t-on connu lecture plus implacable, impardonnable, insupportable, indépassable. Ensuite, le petit ami de Bret Easton Ellis est mort, l’écrivain a arrêté la coke et la vodka ; il faut bien comprendre que ce roman a failli lui coûter la vie. La dernière fois que je l’ai vu, il pensait que le livre de papier n’en avait plus que pour cinq ans à vivre. Ce qui m’a donné l’envie d’écrire ce Bilan. Ellis est-il désespéré ? C’est possible. Mais son grand œuvre pourrait aussi être un tournant. Montrer le malheur est une manière de le combattre. Rire du « bling bling » sert à défendre la civilisation. American psycho est une fresque qui raconte comment l’Homme a délibérément choisi, à partir de la fin des années 80 (date de la mort des utopies), de s’enterrer sous une montagne de marchandises. Vingt ans après sa publication, American psycho continue de congeler toute la littérature du siècle suivant. American psycho n’a pas seulement prédit l’apocalypse : ce texte est l’Apocalypse de notre temps. Or « Apocalypse » signifie « Révélation ». Après Psycho, que se passera-t-il ? Tout est fini, il ne reste plus qu’à reconstruire une littérature pour le siècle qui commence, ou bien il est trop tard, et nous sommes comme l’orchestre à bord du Titanic, jouant de la musique de chambre aux premières loges, en regardant la littérature disparaître sous les flots.

Bret Easton Ellis, une vie

Né en 1964, Bret Easton Ellis est la réincarnation de Hemingway mais il ne le sait pas. Alors il se prend pour le marquis de Sade en béhaviorama : un sale gosse pourri gâté qui casse ses jouets. En fait, c’est un écrivain faussement amoral, et un vrai satiriste : depuis Moins que zéro (1985) et ses étudiants blasés, drogués et snobs de Los Angeles, jusqu’à son Vingt ans après (Impérial bedrooms, 2010), en passant par le sérial killer en costume Dolce & Gabbana d’American psycho (1991) et la fresque en Glamorama de la mode et de la célébrité (1998), Ellis dépeint les turpitudes les plus extrêmes de notre société avec une froide délectation. Sa tentative d’autofiction à tendance parano-fantasy (Lunar Park, 2005) n’était qu’une parenthèse dans une œuvre aussi radicale que morale. C’est pourquoi il fait scandale, alors qu’au fond de lui se cache seulement un moine refoulé qui appelle au secours. Il ne faut pas redouter le nihilisme romanesque. La littérature est bel et bien le seul endroit où le nihilisme est conciliable avec l’espoir, la beauté, la résurrection.

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