Ce qui rend la vie si ennuyeuse, c’est qu’elle se déroule dans l’ordre chronologique. Le passé est avant le présent qui précède le futur. 1980 ne sera jamais postérieur à 1999. Le matin a lieu avant le soir. Notre vie souffre de cette continuité. C’est ce qui rend si pénibles les récits, mémoires, confessions et autres déballages autobiographiques : ils sont souvent classés dans le même ordre que la vie. Grégoire Bouillier a trouvé un truc simple pour sortir de la banalité : déranger ses souvenirs. Il choisit de les piocher comme des photographies retrouvées dans une boîte à chaussures.
Dedans, il trouve de tout : une mère hystérique qui menace de se jeter par la fenêtre, un père qui n’était peut-être pas le vrai, un frère mort, une absence d’odorat, des fiancées folles, des partouzes incestueuses. Cette construction faussement dispersée rappelle Mon grand-père de Valérie Mréjen (peut-être à cause de l’éditeur, de la typo, de la distance triste, des drames familiaux). Elle séduit par ses constants coq-à-l’âne, ses décalages blasés, ses incongruités attachantes. Ce Rapport sur moi aurait une mauvaise note à Sciences-Po : son plan n’est pas assez orthodoxe. C’est comme si Grégoire Bouillier se regardait dans une boule à facettes de discothèque : son reflet est morcelé, éparpillé en mille miroirs miniatures, mais il suffit d’y envoyer un coup de laser et toute la piste est éblouie. Le laser, c’est son écriture ; on sent que Bouillier aime les mots. Il les savoure, les tord, les ausculte. Parfois il en fait trop, prenant certains calembours débiles pour de l’aphorisme lacanien : à quarante ans, on est en quarantaine, « Tu me plais… De quelle plaie parlez-vous ? », etc. Mais il sait les manier pour dompter sa douleur. Il a pigé que le but de la littérature n’est pas de gratter nos plaies mais de les muer en style.
De toute façon, qu’on ne s’y trompe pas : Rapport sur moi ne parle pas de Grégoire Bouillier. Rapport sur moi est un livre sur toi. On stigmatise beaucoup l’autofiction parce qu’on ne comprend pas que les écrivains qui racontent leur vie nous parlent surtout de nous-mêmes. Il y a longtemps, Blaise Pascal a déclaré : « Le moi est haïssable » et l’opinion nationale en souffre encore ; deux siècles plus tard, Victor Hugo lui a pourtant claqué le beignet en lançant : « Insensé qui crois que je ne suis pas toi » ; il a fallu attendre encore une centaine d’années pour que Louis Aragon mette tout le monde d’accord en posant la grande question : « Quel est celui qu’on prend pour moi ? » Écrire une autofiction, c’est chercher à savoir qui se cache derrière le nom imprimé en couverture du livre.
Dans cette aventure littéraire très française, Grégoire Bouillier débarque avec sa montagne de modestie (c’est une sorte de « Diet Nabe ») pour continuer le combat. Son rapport nous fait voir du pays, traverser des femmes troublantes, flirter avec la mort des autres. Mais heureusement pour lui, il ne répond pas à la question d’Aragon. Car, si l’on sait y répondre, c’est qu’on n’est pas écrivain.
Grégoire Bouillier est un mec de gauche qui écrit comme un mec de droite. Sur le rabat de couverture, il affirme avoir 40 ans. Or, dans son texte, il écrit qu’il est né le 22 juin 1960, ce qui devait mathématiquement lui faire 42 ans l’année de publication de Rapport sur moi. Cela confirme ce que je pensais : la coquetterie est le principal obstacle à la vérité autobiographique. Grégoire Bouillier fait partie des trop nombreux auteurs de premiers romans noyés dans la masse de septembre 2002 (663 romans, et moi, et moi, et moi ?). Il a survécu au flot grâce à une presse unanime et au prix de Flore : rarement a-t-on vu première œuvre autant acclamée. Auparavant, on avait pu croiser sa signature dans des revues mal famées : L’Infini, la NRV… Grégoire Bouillier a passé son enfance dans le quartier des Champs-Élysées. Après Rapport sur moi, il a publié deux autres livres chez Allia : L’Invité mystère (mettant en scène notamment Sophie Calle) en 2004 et Cap Canaveral en 2008. Surveillez-le de près : il aura le prix Goncourt en 2016.