Philippe Sollers est horripilant et c’est pourquoi je tenais à sa présence ici. On peut reprocher beaucoup de choses à cet histrion médiatique : il ne parle que de lui sous couvert de biographier des écrivains morts (Casanova, Vivant Denon, Sade, Nietzsche, Stendhal) ; il faut toujours qu’il donne son avis sur tout (surtout quand on ne le lui a pas demandé) ; il se défend sans cesse contre des attaques qui n’existent pas (serait-il le Don Quichotte de La Closerie des lilas ?) ; il se plaint toujours de n’être pas lu… Comme disait Paulhan : « L’on l’a lu, l’on l’a aimé. » J’ai lu Passion fixe en l’an 2000 et c’est mon 60e livre préféré du XXe siècle. Je suis sûr que son auteur sera vexé d’être derrière Modiano et Houellebecq, alors qu’il devrait se féliciter d’être devant Hemingway et Bataille !
Comme souvent chez Sollers, Passion fixe est une suite de citations (Cyrano de Bergerac, André Breton, Lautréamont, Victor Hugo, Maupassant…). Mais pourquoi les mêmes qui respectent les patchworks de Schuhl, les collages de Ballard, les scrapbooks de Peter Beard et les cut-ups de Burroughs sont-ils incapables d’apprécier les découpages savants de Sollers ? Il veut seulement vous obliger à lire ce qui ne se lit plus. Il juxtapose les intrigues, déconcerte par ses aphorismes paradoxaux (« Les esprits sont chagrins, Dieu est frivole » ; « Les terroristes sont de grands sentimentaux » ; « Le droit au non-sens devrait être le premier droit de l’homme »), surprend avec ses cumuls d’épithètes (« vide silencieux sphérique », « souplesse avertie brune »), ses listes qui sont autant d’accumulations à la Arman, ses dialogues elliptiques.
Souvent on a du mal à rentrer dans les romans de Sollers mais ici, au bout de quelques pages, on a franchement l’impression d’avoir mis les doigts dans une prise électrique : « C’est à moi, ça ? Un nez, un front, des yeux, une gorge, des poumons, des bruits, une ville, de la pierre, un pont, un fleuve. » Sollers n’écrit pas seulement des romans autobiographiques comme tout le monde (ici son histoire d’amour avec Dominique Rolin), mais joue avec les mises en abyme, les auto-explications de texte, les commentaires composés de soi. Un test intéressant est le suivant : on ne peut pas lire Sollers en regardant la télé ou en écoutant de la musique. Lire Sollers est une occupation à plein temps. Cela veut dire qu’il exige non pas votre attention mais votre concentration. Il s’éparpille pour vous, mais attention, danger : ce style est celui d’une électrode.
Un jeune homme de 23 ans, un peu suicidaire, qui vit dans un trou à rats, rencontre, il y a quelques années, une avocate prénommée Dora dans une partouze chez des riches à Neuilly. Il va squatter chez elle, dans une grande maison avec jardin. Suit une liaison torride (Dora « offre » son jeune amant à son amie Clara), un roman sur le bonheur sensuel, une passion d’autant plus érotique qu’elle est menacée, fliquée, traquée. Car le narrateur se trouve être une sorte de comploteur masqué, de conspirateur révolutionnaire, d’agent secret comme dans Studio et Le Secret. Tout le propos est là : il faut imaginer 007 heureux.
Passion fixe est un roman sur la possibilité de l’amour, sur le bonheur comme arme suprême, sur la destruction de la société par la jouissance et le temps. Le vrai nom de Sollers est Joyaux ; or voici son roman le plus joyeux. Une initiation libertine, un éloge de la vie partagée, « un traité de savoir-vivre ». Il n’échappe pas aux défauts habituels de Sollers : trop de digressions empêchent parfois de suivre son aventure ; et son obsession pour la poésie chinoise peut saouler (il suffit de sauter ces pages). Mais je confesse avoir frissonné d’exaltation en tombant sur des fulgurances pures comme : « La lune brille dans le ciel ouvert » ou « Brune Dora aux yeux bleus virant au violet sous les cèdres ». Que cherchons-nous d’autre dans les romans que ces instants d’épiphanie ? Pour une telle déclaration d’amour, que dis-je, révélation sentimentale, tout lui sera toujours pardonné : Sollers est l’homme qui croit que l’amour dure plus de trois ans. « Je dis passion fixe, puisque j’ai eu beau changer, bouger, me contredire, avancer, reculer, progresser, évoluer, déraper, régresser, grossir, maigrir, vieillir, rajeunir, m’arrêter, repartir, je n’ai jamais suivi, en somme, que cette fixité passionnée. J’ai envie de dire que c’est elle qui me vit, me meurt, se sert de moi, me façonne, m’abandonne, me reprend, me roule. Je l’oublie, je me souviens d’elle, j’ai confiance en elle, elle se fraye un chemin à travers moi. Je suis moi quand elle est moi. Elle m’enveloppe, me quitte, me conseille, s’abstient, s’absente, me rejoint. Je suis un poisson dans son eau, un prénom dans son nom multiple. Elle m’a laissé naître, elle saura comment me faire mourir. » Si ce paragraphe vous laisse de marbre, comme vous êtes à plaindre.
Né en 1936, ce fils de famille bordelais publie son premier roman en 1958 : Une curieuse solitude sera salué par Mauriac et Aragon, ce qui s’avère un parrainage hybride, à la fois catho et coco. Ce début schizophrène résume assez bien Sollers et ses trente romans suivants. Papiste et libertin, maoïste et balladurien, classique et moderne, critique et éditeur, avec ou sans ponctuation, patron de revues littéraires (Tel Quel, L’Infini) et chroniqueur (Le Nouvel Observateur, Le Journal du Dimanche), il porte tellement d’étiquettes qu’on dirait un coureur cycliste. D’ailleurs il se dope : son meilleur livre, Passion fixe, est un hommage aux junkies de William Burroughs. Après un premier roman nostalgique de son dépucelage par une bonne espagnole (pour faire hussard on aurait pu dire « ses amours ancillaires ibériques »), il change de cap et devient avant-gardiste avec Le Parc (prix Médicis 1961), puis Nombre (1968), Lois (1972), H (1973) et Paradis 1 et 2 (1981 et 1986), tous ouvrages qui s’affranchissent de la tyrannie de la grammaire traditionnelle. Puis il trouve son style actuel dans Femmes (1983) et Portrait du joueur (1985) : collages, citations, sexe, clandestinité, joie, paranoïa. Passion fixe peut être considéré comme l’illustration de ce que cette écriture kaléidoscopique peut produire de meilleur. Philippe Sollers rassemble par ailleurs régulièrement ses articles de journaux et préfaces artistiques dans de gros volumes gouleyants : La Guerre du goût (1994), Éloge de l’infini (2001), Discours parfait (2010). On ne le lui reprochera pas ici : ce serait l’hôpital qui se fout de la charité.