Je vis dans un monde en guerre mais je n’en souffre pas. Je ne sens pas la violence parce que j’ai grandi dans un pays protégé, durant une époque pacifiée. Je n’y comprends rien. La guerre, je l’ai vue dans des films, et à la télévision : crépitement ridicule, lumières traçantes dans la nuit, bombardements téléguidés. En Yougoslavie : charniers, épurations ethniques ; des peuplades mitoyennes se massacraient de manière systématique sur des pelouses vertes avant de s’enterrer dans des forêts noires. Il paraît que la même chose est arrivée chez moi peu de temps avant ma naissance. En Irak, il a fallu plusieurs débarquements américains pour licencier un dictateur moustachu. Comme en France en 1944. En Palestine, des chars tirent sur de jeunes lanceurs de cailloux. On grandit en regardant ces images qui ne veulent rien dire. Et aujourd’hui, la Libye.
Je passe mon temps à me demander à quoi sert la littérature dans ce siècle nouveau. Je sais bien que c’est idiot : l’art est inutile, et à chaque fois qu’il a prétendu le contraire, il s’est alourdi. Romans manichéens, peintures politiques, théâtre pompier, poésie communiste… Tant pis, courons le risque. Ma théorie (empruntée à Kundera dans L’Art du roman) est que la littérature sert peut-être à exprimer ce qui est inexprimable ailleurs. « La raison d’être du roman est de dire ce que seul un roman peut dire. » Je suis à peu près certain que ce n’est pas du tout ce qu’a voulu dire Kundera, mais tant pis : personnellement j’en tire la conclusion que le roman doit essayer de décrire ce que les images ne montrent pas. Exemples : le Onze Septembre, un tsunami japonais, la guerre en Libye. Malaparte a choisi la guerre en Italie.
La guerre est une suite de destins, un empilement de corps, un amoncellement de désastres particuliers. Comment s’en emparer ? Les romanciers répondent : en l’humanisant (ainsi Stendhal avec la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme). La guerre est une abstraction, sinon elle ne serait pas possible. Dès que les soldats deviennent des gens, ils fraternisent. Comment tuer un semblable s’il a des angoisses, des enfants, une maison, un prénom ? Le roman est le contraire de la guerre puisqu’il s’intéresse à l’ennemi au lieu de le détruire. Le langage des militaires cherche à annihiler la réalité : par exemple, on dira « dommages collatéraux » au lieu de « huit enfants brûlés devant leur mère ». Le rôle du roman est d’écrire « huit enfants brûlés devant leur mère », et si possible de décliner leur identité, la couleur de leurs cheveux, et comment réagit la mère — est-elle prostrée, hystérique, larmoyante ou silencieuse ? La bombe est-elle entrée par la fenêtre d’un hôpital ou tombée sur le toit d’une maison ? Quel temps faisait-il ce jour-là : ciel bleu, nuageux, chaud, froid ? Et le bruit : quel bruit fait un missile balistique ? Ça siffle ou ça rugit ? Le son est-il sourd ou strident ? Est-ce qu’on l’entend par-dessus les cris des enfants ? Et l’odeur du feu : cochon cramé, méchoui d’ossements, cloques purulentes sur la peau, cratères d’organes violacés qui sentent la merde ? Bref. Vous voyez où je veux en venir : Malaparte a réussi là où Hemingway avait échoué. Dans L’Adieu aux armes, Le soleil se lève aussi et Pour qui sonne le glas, un Américain avait essayé de montrer la guerre en Italie, en France et en Espagne. Mais sa théorie de l’iceberg l’a conduit à rester trop en dehors de l’horreur. On ne peut pas montrer la guerre en restant élégant. On ne peut pas écrire un roman de guerre sans se salir les mains. Malaparte le savait (dans La Peau, il évoque un Hemingway décadent, au Select de Montparnasse, en 1925). C’est pourquoi ce héros choisit de ne pas être héroïque.
La Peau de Malaparte est un tableau gothique, du Goya, du Jérôme Bosch (il y a même les naines de Vélasquez !), du Brueghel, du Francis Bacon. Malaparte exprime le point de vue des vaincus qui font semblant d’être libérés. Le peuple napolitain dans La Peau, c’est le Normand de juin 44 ou le Libyen en 2011. Si je veux comprendre ce qui se passe aujourd’hui, je dois lire un roman de 1949 qui se déroule à Naples en automne 1943. La Peau est un roman autobiographique, rabelaisien, surréaliste, absurde, grandiloquent. C’est ainsi qu’il se rend supportable. Car ce qu’il raconte est insoutenable, ignoble, dégueulasse (les enfants qui enfoncent des clous dans la tête des soldats allemands, la scène de la vierge doigtée par des bidasses américains, etc.). Si un auteur décrivait à peu près fidèlement la guerre, le lecteur devrait vomir à chaque page. Curzio Malaparte veut nous terrifier mais il veut aussi que nous le lisions jusqu’au bout. C’est pourquoi il joue les perdants. Un romancier de guerre, c’est souvent un winner qui se travestit en loser. S’il était un vrai perdant, il ne serait plus là pour écrire son roman ! Hitchcock dit à Truffaut : « Innocent dans un monde coupable ». Malaparte dit : « Coupable dans un monde aussi coupable que moi ». Il choisit délibérément de se situer par-delà le bien et le mal.
« Naples est un Pompéi qui n’a jamais été enseveli. » Malaparte veut peindre un nouveau cataclysme : l’Amérique. L’Amérique est pire que le Vésuve ! Dans Kaputt (et dans sa guerre), Malaparte a lutté contre les Allemands. Mussolini l’a jeté en prison, il n’a plus rien à prouver, ça va, niveau politiquement correct il est imbattable. Il a son brevet de résistant antifasciste (même s’il ressent le besoin de l’afficher encore en préambule de La Peau). Il peut donc se permettre de contester l’Empire du Bien. Imaginez que vous avez libéré votre pays aux côtés de l’armée américaine. Vous décidez d’écrire un roman pour raconter cette aventure extraordinaire. Et au lieu de décrire votre gentillesse et votre héroïsme, vous commencez par montrer le libérateur comme un voyou colonisateur qui corrompt tout sur son passage. Et vous vous moquez de votre pays, vous montrez l’Italie dévastée, en haillons : un pays de voleurs, de putes et de mendiants. La Peau n’est pas un crachat dans la soupe mais un Pompéi d’ingratitude ! Et ce n’est pas tout : Malaparte critique Malaparte. Dénoncer la Saloperie est plus courageux quand on en fait partie. Non aux narrateurs purs ! La Peau est un roman impur comme la guerre. Il n’y a pas de guerres propres ; il n’y a pas de romans propres. « C’est une honte de gagner la guerre », dit la dernière phrase du livre.
Le parti pris de La Peau est de constater que dans une guerre tout le monde est mort depuis le départ, qu’une guerre n’est qu’une lutte entre morts. La guerre est comme la vie : une horde de cadavres en sursis. La guerre accélère la vie, la réveille (d’où les nombreuses scènes de sexe, de prostitution). « On croit lutter et souffrir pour son âme, mais en réalité on lutte et on souffre pour sa peau, rien que pour sa peau. » La peau ne peut protéger nos os. La peau est ce qui nous sépare de l’extérieur mais aussi notre point de contact avec le réel. Nos corps sont entourés de peau « flasque, qui pend au bout des doigts comme un gant trop large ».
J’ai lu La Peau à l’âge de 16 ans parce qu’un camarade de lycée me l’avait conseillé. Je venais de découvrir le Voyage au bout de la nuit et il m’avait dit que c’était la même chose en mieux parce que Malaparte parlait de la Seconde Guerre mondiale, plus proche de nous. Cette lecture me transforma. Pour la première fois de ma vie, un roman me faisait respirer le parfum des morts que l’Europe me cachait. Les profs d’Histoire évitaient la question de la lâcheté française, de la défaite française. À la télévision, tout était beau et propre : les nazis avaient perdu, les Américains nous avaient libérés. Les bons avaient liquidé les méchants. Mais mon peuple à moi était dans les deux camps et mon grand-père ne me le disait pas. Les deux grands tabous de ma jeunesse : les Français ne sont pas gentils, et les Américains non plus. Un autre tabou en train de tomber (grâce à Günter Grass et W. G. Sebald) : les Allemands aussi ont souffert. Il y a plus de scoops dans les livres que dans la presse.
Depuis cette lecture, je suis persuadé que les romans doivent dire la vérité, même si elle est apocalyptique. La beauté est juste une manière de dire la vérité. « Les destructions peuvent être belles » (Kundera, La Plaisanterie). La guerre est séduisante : oh là là, on a le droit d’écrire une chose pareille ? Oui, c’est même un devoir. Et aussi : la mort est magnifique, l’horreur est glamour, les attentats sont sexy, la torture est érotique, la pornographie est romantique, le roman est amoral, et rien n’est plus captivant qu’un tsunami.
« Il n’y a pas de bonté, dit Jack, il n’y a pas de miséricorde dans cette merveilleuse nature.
— C’est une nature méchante, dis-je, elle nous hait, elle est notre ennemie. Elle hait les hommes.
— Elle aime nous voir souffrir, dit Jack à voix basse.
— Elle nous fixe avec des yeux froids, pleins de haine et de mépris.
— Devant cette nature, dit Jack, je me sens coupable, honteux, misérable. Ce n’est pas une nature chrétienne. Elle hait les hommes parce qu’ils souffrent.
— Elle est jalouse des souffrances des hommes, dis-je. » (Malaparte, La Peau, 1949.)
Ce que j’aime dans les romans : on ouvre un livre sur la Seconde Guerre mondiale et il vous parle d’une catastrophe naturelle datant du 11 mars 2011. Les romans ne sont pas là pour clarifier les choses mais pour les compliquer. Ce que nous voyons est moins vrai que ce que nous lisons. Les grands romans détiennent le mensonge qui éclairera nos existences. La vérité est planquée quelque part, dans une fiction. Mais laquelle ? Elle m’échappe comme une jolie femme. Je la cherche sans cesse, je la lis parfois, un jour j’essaierai de l’écrire.
Un jour Malaparte rencontre Benito Mussolini. Celui-ci lui pose une colle : « Alors mon cher, dites-moi, qu’auriez-vous fait si vous vous étiez appelé Bonaparte ? » Réponse du Toscan : « J’aurais perdu à Austerlitz et gagné à Waterloo. » Malaparte est un pseudonyme (« Bonaparte a mal fini, Malaparte finira bien »). Le vrai nom de Malaparte est Kurt-Erich Suckert (1898–1957). Son père était allemand (comme celui de Bukowski). Malaparte est le Hemingway italien, le Céline transalpin. Lui aussi fut blessé durant la Première Guerre. Fasciste jusqu’en 1933, résistant ambigu par la suite, il se fît construire la plus belle maison du monde à Capri (celle où Godard tourna Le Mépris). Il était vantard, mythomane, frimeur, narcissique, bref : un artiste normal. Ses meilleurs romans sont Kaputt (1943) et La Peau (1949). Il est aussi l’auteur de Technique du coup d’État, essai d’actualité en 1931 autant qu’en 2011 en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Jordanie, en Algérie… (complétez vous-même la liste).