De quoi s’agit-il ? D’un remake leste et preste du Nana de Zola, sans autre morale que celle du plaisir mélancolique. D’un éloge de la prostitution par un des plus charmants poètes du XXe siècle. Publié en 1905, ce court roman nous fait tomber amoureux d’une « fille de joie — et de tristesse », nommée Han-naïs Dunois ou Anaïs Garbut (cela dépend des jours). Un narrateur adepte de l’ironie désinvolte scrute cette créature à la loupe, observe son visage et son épiderme, « l’ambre pâle de ses épaules » et les reflets de sa sueur… « on peut deviner dans un sourire de femme tout le secret de son corps (…) en elle, j’ai cru contempler le monde. » Ce n’est pas Nane qui l’intéresse (croit-il) mais son époque futile, les jolies courtisanes, le flirt inconséquent, la dépression mondaine, ou ce que Debussy avait décelé chez Toulet : la « sensibilité meurtrie ». De fait, Mon amie Nane est un reportage incomparable sur la Belle Époque.
Nane est louée par un industriel qui voyage en yacht (rien n’a donc changé en un siècle ?). Le narrateur la rencontre alors qu’elle chute de l’omnibus Batignolles-Clichy-Odéon. On boit de l’absinthe rue Royale, on va au cinématographe ou dans des salles de jeux, avant de partir pour Venise en train. C’est snob comme du Proust mais Nane fait tout de même moins de simagrées qu’Odette. « Eh, laissez-le donc tranquille, l’Art : afin qu’il vous le rende. »
Toulet fait mine d’écrire une petite sotie légère et mondaine, parsemée d’aphorismes humoristiques qui scintillent dans le noir : « En vérité, ce qu’elle aimait le plus de lui ce n’était pas sa présence » ; « Mais ce soir je ne saurais lui refuser rien, pas même un mensonge » ; « À vrai dire, je n’ai jamais recherché le monopole de sa tendresse. N’eût-ce pas été de l’égoïsme ? Outre qu’il faudrait en avoir les moyens. »
Mon amie Nane c’est Un amour de Swann en plus rapide (Hannaïs Dunois est une poule à peu près aussi conne qu’Odette de Crécy), mais quand on se serre aussi fort dans le laconisme romantique, on encaisse la douleur plus profond. Proust, au moins, extériorisait sa peine, en la ressassant interminablement et la décortiquant comme une écrevisse ébouillantée. Toulet la concentre, en fait une liqueur, puis lève son verre, insulte l’orchestre, déshabille la grue et meurt (ou s’endort par terre). Bizarrement, ces deux génies sont morts à peu près au même âge (51 ans pour Proust, 53 pour Toulet). Se sont-ils croisés ? C’est probable, mais Toulet était trop ivre pour s’en souvenir… et Proust trop snob pour s’intéresser à ce Béarnais aviné.
Leur projet est le même (peu importe que l’un mette cent pages à le réaliser et l’autre trois mille) : décrire une pute pour montrer son temps. Montrer son temps pour embrasser le monde. (Oui : l’embrasser, dans tous les sens du terme.) Le poète Paul-Jean Toulet ne prend pas le roman au sérieux, et c’est pourquoi le sien n’a pas plus vieilli que Du côté de chez Swann. Il est beaucoup trop coquet pour pouvoir se permettre de prendre une ride. Jusqu’au bout le narrateur se persuade que Nane n’est qu’une petite amie. Il croit qu’il s’en fout alors qu’il en est fou. Cette fausse satire cache un vrai roman d’amour, cru, libre, moderne et insouciant. « Parfois elle soulève les paupières ; et tu verrais alors palpiter la lumière de ses yeux, comme un éclair de chaleur au fond de la nuit. » Les seules femmes dont on ne se lasse jamais sont celles qui nous font beaucoup de mal très gentiment.
La vie de Toulet ressemble à son œuvre : elle est courte (53 ans), pleine de courtisanes merveilleuses et de plaisirs sévèrement réprimés (le poker, l’opium, l’alcool, le talent). Orphelin de mère, il a cherché sa beauté toute sa vie, partout, l’a retrouvée parfois, et perdue souvent. Il s’écrivait des lettres à lui-même, était l’un des nègres de Willy, éreinta lui-même une de ses pièces de théâtre, faillit travailler avec Debussy. L’île Maurice est son seul point commun avec J.M.G. Le Clézio, qui est nettement plus sain (même s’il a goûté aux champignons mexicains en 1973). Né à Pau le 5 juin 1867, Paul-Jean Toulet est avant tout l’auteur de ceci :
« Dans Arles où sont les Aliscamps,
Quand l’ombre est rouge sous les roses,
Et clair le temps,
Prends garde à la douceur des choses. »
Ce Béarnais obsédé et fêtard littéraire (ami de Toulouse-Lautrec, Giraudoux et Léon Daudet) aimait faire la bringue sur les grands boulevards parisiens et dans les cabarets de Montmartre en 1900. Avec son béret basque et son regard tendre bien que sardonique, il est devenu un auteur culte, un « écrivain pour écrivains », un peu à la façon d’un Larbaud, dont il partage les rentes, le goût des voyages et la poésie. Il publia Mon amie Nane en 1905 et La Jeune Fille verte en 1920 (entre autres). Il eut l’élégance de mourir à Guéthary afin d’être enterré dans un endroit agréable, avec vue sur l’océan Atlantique, peu de temps avant la publication de ses fameuses Contrerimes (1921), qui sont classées 6e dans ce top 100.