La lecture de Boris Vian est-elle réservée aux adolescents attardés ? Boris Vian lui-même n’a pas pu vivre plus de trente-neuf ans. Arrêter de le lire après cet âge serait peut-être une preuve de courtoisie. Le problème s’est posé de son vivant. Sartre l’avait embauché aux Temps modernes mais se lassa vite : il préférait sa femme Michelle. Les éditions Gallimard, n’arrivant pas à vendre L’Écume des jours qu’elles avaient publié en 1947, refusèrent les romans suivants. Le milieu littéraire parisien ne l’a pas compris. Trop de pitreries, trop de dispersion, pas assez de dépression. Boris Vian a eu le tort de dire que son œuvre était « une projection de la réalité en atmosphère biaise et chauffée sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion ». Il s’est mis à dos tous ceux que Rabelais appelait les « agélastes » (les allergiques à la rigolade). Il a commis la grave erreur d’organiser des surprises-parties, de jouer de la trompette, de chanter des chansons comiques, de mixer les 78 tours en discothèque : il ne se prenait pas suffisamment au sérieux pour que les autres le fassent. La France est un pays où l’on punit les écrivains qui s’amusent. On les aime quand ils nous font rire, mais on les déteste quand ils rient.
L’Automne à Pékin ne parle ni d’automne, ni de Pékin : c’est du Nouveau Roman. L’Herbe rouge est la première autofiction, bien avant Doubrovsky. J’irai cracher sur vos tombes, c’est du James Baldwin… six ans avant le premier James Baldwin. Et puis il y a L’Écume des jours, écrit en trois mois, juste après la guerre. Son meilleur livre, de loin. Si l’on se dispute aujourd’hui sur lui, c’est parce qu’il a écrit ce roman indiscutable à 26 ans. Lire L’Écume des jours permet de rajeunir. C’est une lotion cosmétique, un élixir de jouvence. Il est vrai qu’on le découvre différemment selon les âges. Lire L’Écume des jours à 14 ans peut être considéré comme un rite d’initiation, de même que découvrir L’Attrape-Cœurs. À 40 ans, cet anticonte de fées émeut différemment ; c’est sa naïveté feinte, son innocence trompeuse qui impressionnent. On en vient même à soupçonner son auteur d’avoir été cynique en transformant sa dyspnée cardiaque personnelle en nénuphar pulmonaire de Chloé (baptisée ainsi en hommage à une composition de Duke Ellington). Plus on avance dans la vie, plus ce texte devient une madeleine. Quand je le relirai à 60, 70, 80, 90 ans, il me permettra d’en avoir 14 de nouveau. Certains auteurs vieillissent vite, d’autres nous en empêchent.
Je voudrais insister sur le sérieux de Vian puisqu’il a négligé de le faire lui-même. Le sinistre André Breton a dit de L’Écume des jours que c’était un « chef-d’œuvre d’enjouement et de poésie ». Ce n’est pas sans importance. Rappelons que le même tyran énonça, en 1924, dans le premier Manifeste du surréalisme qu’« un genre inférieur tel que le roman » ne pouvait être fécondé que par le « merveilleux ». La démarche de Vian donne raison à Breton et tort à Sartre qui opposait roman et poésie (le roman seul capable d’affronter le monde, la poésie comme volonté de lui échapper) : Boris Vian est l’homme qui, au XXe siècle, a fusionné les deux. Prenons au hasard une phrase de L’Écume des jours : « Les souris de la cuisine aimaient danser au son des chocs des rayons de soleil sur les robinets, et couraient après les petites boules que formaient les rayons en achevant de se pulvériser sur le sol, comme des jets de mercure jaune. » Prose ludique de plaisantin centralien ? Beauté de la synesthésie baudelairienne ? Humour absurde digne de Lewis Carroll ? Déconnades de potache neuneu ? Rien de tout cela : cette phrase décrit simplement des rayons de soleil qui se reflètent sur un évier, et des animaux qui jouent avec la lumière réfléchie au sol. Tout le monde a déjà vu un chat essayer d’attraper une tache de lumière renvoyée par une fenêtre, mais Vian en fait une scène de danse et y ajoute la métaphore chimique du « mercure jaune ». Son surréalisme est aussi un hyperréalisme. Pas étonnant que ses rares peintures rappellent celles de Salvador Dali ou Yves Tanguy. Dans sa célèbre préface à L’Écume, il dévoilait pourtant son mode d’emploi : « cette histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre » — on pense au « mensonge qui dit la vérité » de Cocteau. Vian est un romancier réaliste bien qu’irréel et un poète engagé politiquement parce que détaché humoristiquement. C’est un écrivain très littéraire, qui déconne mais ne plaisante pas.
Ceux qui pensent qu’on ne doit pas lire Vian après 25 ans vont devoir aussi prévenir tous leurs amis d’éviter les excréments de Rabelais, les farces lourdes de Molière, les « hénaurmités » de Jarry, les niaiseries d’Andersen, les puérilités de Grimm, les sortilèges amoureux genre Tristan et Yseult ou Shakespeare, les néologismes de Queneau, les absurdités d’Ionesco, les nouvelles infantiles de Marcel Aymé, l’argot vulgaire de Céline, les blagues scatologiques de San-Antonio et les calembours mélancoliques de Blondin. Déjà que c’est pénible d’être vieux, je trouve que ce ne serait pas très gentil d’obliger les personnes âgées à ne lire que du Richard Millet.
Boris Vian est né en 1920 à Ville-D’avray et mort en 1959 d’un arrêt cardiaque durant une projection de l’adaptation de J’irai cracher sur vos tombes au cinéma Le Marbeuf. Durant sa courte existence, cet ingénieur de l’École centrale a trouvé le temps de fabriquer beaucoup de choses : romans (Vercoquin et le plancton en 1946, L’Écume des jours en 1947 — seul livre digne de figurer dans mes deux inventaires —, L’Automne à Pékin en 1947, L’Herbe rouge en 1950 et L’Arrache-Cœurs en 1953), chansons (La Complainte du progrès, J’suis snob et Je bois sont mes favorites), polars sous le pseudonyme de Vernon Sullivan (J’irai cracher sur vos tombes fit scandale en 1946), traductions (Le Monde des non-A d’A.E. Van Vogt en 1953). Il a aussi joué de la trompette, écrit beaucoup d’articles de presse, des poèmes, des scénarios et des pièces de théâtre. Sa reconnaissance et son succès furent posthumes. Raymond Queneau ne s’était pas trompé en déclarant à sa mort : « Et maintenant Boris Vian va devenir Boris Vian. »