Numéro 73 : « Nada exist » de Simon Liberati (2007)

Depuis Casanova et Kierkegaard, on sait à quel point le destin du play-boy est humiliant. On a du succès quand on est jeune, beau et riche. Puis on a moins de succès, on grossit, on drague des cageots, et on finit seul comme un rat. Dès la première phrase du roman, Patrice Strogonoff soupire : « Je suis fatigué, j’ai envie de mourir. » On le comprend : à 49 ans et demi, ce photographe déchu et séropositif vit chez ses parents, dans une bâtisse banlieusarde, avec sa femme mourante et un Arabe junkie homosexuel. Le soir de Noël, il veut fuir à Paris dans son Aston Martin de 1973 pour honorer quelques maîtresses et s’acheter de la drogue. Malheureusement, sa bagnole tombe en panne…

Résumé ainsi, j’imagine que le lecteur s’attend à du trash branché, une sorte de huis clos dans une tribu burlesque et aigrie, une gentille galerie de portraits « fashion » saupoudrés de cocaïne mondaine. Les analphabètes critiqueront sûrement Nada exist en enfonçant ce clou injuste et réducteur. Ce serait passer à côté d’un roman crucial. Liberati, c’est Perec à l’hôtel Nikko, c’est Modiano qui aurait fumé du crack, c’est Proust qui aurait lu Glamorama. C’est surtout un peintre, celui de la décadence, de l’immobilisme et de la mollesse des snobs sans catholicisme. La trajectoire impitoyable et délicate de Patrice est un chant religieux qui entrelace (en les approfondissant) tous les thèmes du roman précédent de l’auteur (Anthologie des apparitions, 2004) : la fin de la jeunesse, la perte du luxe, la disparition de la grâce, le souvenir du bonheur et l’attente de la mort. Il est rédigé avec une densité et une précision nouvelles qui rendent ce texte plus original et plus ambitieux (l’influence du Nouveau Roman est évidente : le récit se déroule comme un plan-séquence qui dure cinq heures ; le name-dropping à la Jean-Jacques Schuhl y est hissé au rang d’art majeur). Liberati pose en riant la question qui fâche : ainsi donc ce n’était que cela, la vie ? Patrice Strogonoff est un pédophile qui ne couche qu’avec des vieilles, son cœur semble vide, il s’autopsie toute la sainte journée, son cerveau l’empêche de respirer. La beauté lui échappe ou le fuit, il n’est plus que l’ombre de lui-même, il a le sentiment de n’avoir rien vécu alors qu’il voit bien que son tour de piste est déjà terminé. Sa matinée non féerique ressemble à toutes les autres, comme autrefois les mannequins dénudés dans les vieux numéros de Vogue USA empilés dans ses chiottes. Avec toujours ce portable qui sonne dans le vide. Il n’y a pas de Dieu au numéro que vous avez demandé.

Nada exist (expression de Francis Bacon signifiant à la fois que rien n’existe ou que seul le néant est certain) est un joyau de drôlerie amère et de cruauté désespérée : « Si on regarde les choses de près, tout est horrible. » Pourtant, ce n’est pas un roman nihiliste, au contraire, mais une ode à l’année 2007. Quand on parle aussi comiquement de la mort, on rend hommage à la vie, cette sublime déception. La grande littérature est toujours celle qui se gausse de notre finitude.

Simon Liberati, une vie

En dehors d’être le barbu ivre que vous avez peut-être découvert chez Thierry Ardisson il y a quelques années, Simon Liberati est aussi un écrivain professionnel. Je veux dire qu’il a longtemps écrit pour les autres : il a été nègre et journaliste. Il fut même brièvement « rédactrice en chef » (c’est lui qui le dit) du magazine Cosmopolitan au XXe siècle. Son premier roman, Anthologie des apparitions (Flammarion, 2004), était un hommage aux jeunes adolescents qui tramaient à l’Élysées-Matignon dans les années 70 en talons hauts et minijupe avant de finir dans des poubelles tropéziennes. Nada exist, plus étrange, long et original, était le road book d’une génération sans voyages. Plus étincelant, le troisième, L’hyper Justine, a obtenu le prix de Flore en 2009. Simon Liberati est né en 1960 à Paris mais il est pourtant un des premiers romanciers importants du XXIe siècle. Il prépare actuellement un récit sur l’accident mortel de Jayne Mansfield que, malheureusement, J. G. Ballard ne lira pas.

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