Difficile d’exprimer ce qui s’est passé dans ma vie quand j’ai lu Djian pour la première fois. Le roman s’intitulait Maudit manège, l’auteur était précédé d’une réputation sulfureuse (obscène et caché au Pays basque), j’ai entrouvert le livre et ma vie a changé. L’histoire démarre dans une cuisine. Le héros se nomme Zorg, il est écrivain, il épluche des patates et son copain Henri, 62 ans, tente de lui démontrer la supériorité de la poésie sur le roman. « Le plus terrible, c’est qu’il avait raison, mais j’avais toujours refusé de l’admettre. Je pouvais écrire des romans ou des paquets de nouvelles, mais j’étais incapable d’aligner un seul poème valable, c’était un terrain que je ne sentais pas très bien. J’éprouvais une admiration sans bornes pour ces types qui trouvaient le moyen de vous descendre en quelques phrases, qui vous coupaient la respiration, l’ennui c’est qu’ils étaient tous à moitié cinglés. Une des questions que je me posais était de savoir si la poésie rendait fou ou si c’était l’inverse qui se produisait. Enfin ce que je voyais, c’était qu’un écrivain pouvait encore préparer le repas du soir, tandis qu’un poète, c’était tout juste bon à glisser les pieds sous la table. » Tout y était : un ton désabusé, un humour digne de Bukowski, le vocabulaire de Salinger (« ces types qui trouvaient le moyen de vous descendre en quelques phrases »), l’usage « cool » de l’imparfait, le contraste entre la vie ordinaire et la passion pour l’écriture, la chute rigolote puis tragique (Zorg fait un infarctus à la page suivante), l’idée qu’une cuisine où deux mecs parlent de poésie peut devenir une aventure mythique. J’ai compris, bien après, que Djian s’était inspiré de John Fante et Raymond Carver, ce qui n’a aucune importance. Maudit manège est une date essentielle dans la littérature française. Philippe Djian est l’importateur du réalisme quotidien et de la liberté post-« beat » (Brautigan, Selby, Thompson…) que les Américains ont façonnés entre les années 30 et 60 : il a joué un rôle crucial de transmission au-dessus de l’Atlantique. Si l’on prend le cas de Charles Bukowski, il s’agit d’un fils d’Allemand qui fut influencé par Céline et Dostoïevski. Djian n’a fait que ramener sur le continent européen le style du « loser magnifique » : Djian c’est Raskolnikov et Bardamu qui montent dans un cargo de nuit quittant le port de New York pour rentrer chez eux en buvant des verres de bourbon avec Hank Chinaski et Seymour Glass. La littérature est un mille-feuille : on ne va pas s’amuser à décortiquer chaque couche du gâteau au moment de s’empiffrer.
Tout ceci, je l’ignorais en lisant Maudit manège. En revanche, je savais que c’était la suite de 37° 2 le matin, roman adapté au cinéma par Jean-Jacques Beineix avec Béatrice Dalle dans le rôle d’une folle ravageuse prénommée Betty, qui se suicidait à la fin. Maudit manège raconte la vie d’un quadragénaire en deuil qui tombe malade et qui cache les cendres de sa bien-aimée au fond d’une valise. Pourtant c’est un roman très drôle. Jusqu’alors je n’avais rien lu de semblable. Je lisais Balzac, Flaubert, Zola, et des romans de science-fiction. Si je suis devenu un auteur fasciné par l’interdit, la zone, l’underground et les filles dangereuses, c’est la faute à Philippe Djian. Maudit manège m’a appris à ne plus craindre la banalité. C’est un roman sans spectacle. Un antihéros fauché fait à bouffer, va à l’hôpital, sort de l’hôpital, attend un chèque de son éditeur, passe au garage chercher sa voiture pourrie. Certes, il y aura Gloria, la fille d’Henri (blonde, 22 ans), qui les rendra dingos tous les deux. Mais Djian décrit une vie qui ressemble à la vraie, où chaque journée est une suite de petits problèmes matériels à régler : une fuite d’eau, une bagnole en panne, une facture à payer… Il est le premier à montrer les stations-service la nuit, les ivresses dans des jardinets pavillonnaires, les disputes qui dégénèrent en prophéties grotesques : « Oui, mais vous savez, la vie est comme un torrent. Parfois c’est le calme, parfois c’est la chute. » Il nous dit que cette vie à la con est la seule vérité et que celui qui réussit à s’en dépêtrer est un sage. Qui nous parle ainsi, en France, à part Jean-Paul Dubois et lui ?
Philippe Djian est le parrain de ma génération : Houellebecq, Ravalée, Despentes, Nicolas Rey et votre serviteur se prosternent à ses pieds en signe de gratitude. Sans son truchement, nous n’aurions probablement pas franchi le pas, la littérature était trop intimidante. Houellebecq serait toujours responsable de l’informatique à l’Assemblée nationale, Ravalée serait mort d’une overdose, Despentes serait mariée à un médecin nancéen, Rey élèverait ses huit enfants à Vernon dans l’Eure, et moi je serais milliardaire comme mon frère.
Né à Paris en 1949, Philippe Djian a quitté souvent la capitale pour s’installer ailleurs avec sa femme peintre : Bordeaux, Boston, Florence, Biarritz. La légende dit qu’il a écrit son premier livre quand il était gardien de péage mais j’ai du mal à le croire : c’est un métier où il est difficile de se concentrer, même la nuit. Il y a plusieurs périodes dans l’œuvre de Djian comme dans celle de Picasso. La première période, publiée chez Bernard Barrault, va de Bleu comme l’enfer (1983) à Lent dehors (1991). C’est celle que je préfère : rustre, poétique, sexy. La deuxième période commence avec son entrée chez Gallimard : de Sotos (1993) à Impuretés (2005). Son style semble s’assagir mais il conserve un regard tranchant sur la paternité, le couple, les dégâts du temps… Il a publié ensuite un feuilleton en six « saisons » : Doggy Bag chez Julliard (2005–2008). Philippe Djian est un romancier très productif car il boit moins que dans ses livres, sauf quand je l’emmène danser au café Le Madrid, déguisé en pirate des Caraïbes.