Numéro 57 : « Tropique du Cancer » et « Tropique du Capricorne » de Henry Miller (1934 et 1938)

« Pas de passé, pas d’avenir : le présent me suffit. » Si vous n’avez pas déjà lu les Tropiques, vous avez de la chance : votre vie va changer de latitude. Si vous les avez déjà lus : votre vie n’est déjà plus la même. Très peu de livres ont cet effet-là : Sur la route, L’Attrape-Cœurs, Women, Tropique du Cancer. Cela fait quatre, et ils sont tous américains. C’est bizarre, la littérature américaine. En Europe, on ne cherche pas à ce que l’écriture soit forcément utile. En Amérique, ils veulent que les romans transforment votre existence. Ils veulent vous attraper par la chemise et vous secouer comme un prunier. Les écrivains américains espèrent toujours que leurs lecteurs vont descendre dans la rue et se mettre à gueuler comme des putois qu’ils sont heureux d’être en vie, ou que leur femme est une salope, ou qu’ils ont soif à en crever.

« Si vivre est la chose suprême, alors je veux vivre, dussé-je devenir cannibale. » Serions-nous écrasés sous notre vieille Histoire, qui nous empêcherait de délirer, nous autres Européens ?

La première fois que j’ai entendu parler de Tropique du Cancer, c’était dans After hours de Martin Scorsese (1985). Le héros se perd dans la nuit new-yorkaise et rencontre une fille fragile et lutanique interprétée par Rosanna Arquette. Elle est en train de lire ce livre et il tombe amoureux d’elle instantanément. Dans mon souvenir la scène est très romantique : ils sont dans un coffee shop éclairé au néon et ils citent Henry Miller en battant des cils comme des chats timides.


Tropique du Cancer et Tropique du Capricorne ont fait scandale à leur publication (en France dans les années 30, aux États-Unis trente ans plus tard) parce qu’il y a du cul alors que ce sont d’abord de grands livres romantiques. En fait, Henry Miller est un des premiers au monde (après l’Anglais D.H. Lawrence) à oser écrire que le sexe est plus fort que la société. Que l’amour physique peut et doit tout briser (les conventions bourgeoises, les schémas économiques, les carcans sociaux). Qu’un homme amoureux est avant tout un gros obsédé, et que sinon c’est un menteur sans couilles. (Cela me fait penser à ce que répondait la princesse Soutzo, épouse de Paul Morand, aux malotrus qui lui disaient qu’elle était cocue : « Un homme qui ne trompe jamais sa femme n’est pas un homme ! ») Miller ose le dire dans une autobiographie, c’est-à-dire en prenant le maximum de risques. Il s’expose, s’immole, se sacrifie et ressuscite. Miller est le Christ, en moins chaste sexuellement ! Tropique du Cancer est un hymne lyrique à la liberté du corps dans un monde en train de sombrer dans l’artifice. Un « cauchemar climatisé », écrira-t-il en 1945 à propos de l’Amérique. Aujourd’hui le tableau peint dans Tropique du Capricorne pourrait être élargi à l’ensemble de la planète : « Être civilisé, c’est avoir des besoins compliqués. »


Voici pourquoi il faut lire Henry Miller en 2011 : ces deux livres forment aussi un pamphlet politique. Le plaisir est devenu une dictature mais qui exulte vraiment ? La pornographie a remplacé l’orgasme. On gicle sur des visages en gros plan mais on ne crie pas sa rage de tout foutre en l’air pour vivre comme un insensé. Le XXIe siècle bande mou ! Les gens ne baisent plus ; ils se branlent. Tropique du Cancer, page 38 : « Depuis cent ans ou plus, le monde, notre monde, se meurt. » Tropique du Capricorne, page 385 : « J’ai parcouru les rues de bien des pays au monde ; nulle part je n’ai connu dégradation, humiliation plus grande qu’en Amérique. »


Tropique du Cancer est aussi un des plus beaux livres jamais écrits sur Paris, Montparnasse, le Dôme, la Coupole, la rue de Buci, la place Saint-Sulpice, Notre-Dame, la place Clichy, la Contrescarpe, les Champs-Élysées… Donc dans After hours, film qui se passe à New York en 1980, j’ai découvert ce « chant » à la gloire de Paris en 1930. Simultanément, en 1932, un Français écrivait des choses similaires sur New York : Louis-Ferdinand Céline. Miller l’émigré voit en Paris un havre de joie et de fraîcheur (Céline le désapprouverait). Il est heureux dans la Ville lumière parce qu’il nous prend pour des hédonistes sales et décomplexés. Il décrit Paris comme un lieu de plaisir et de liberté où, malgré sa pauvreté, il respire et se sent exister pour la première fois dans les bras des putes du boulevard Beaumarchais ou de la rue Saint-Denis. « Je n’ai pas d’argent, pas de ressources, pas d’espérances. Je suis le plus heureux des hommes au monde. » « This is how Paris was in the early days when we were very poor and very happy », plagiera Hemingway à la fin de Paris est une fête, écrit trente ans plus tard. Dans Tropique du Cancer, Miller raconte comment il s’est évadé (comme prof d’anglais à Dijon puis vaguement employé dans une maison d’édition américaine a Paris). Dans Tropique du Capricorne, il montre sa prison (enfance à Brooklyn, jusqu’au job de chef du personnel à la Compagnie du télégraphe de New York). « Je ne servirai pas plus qu’on ne me servira : je chercherai en moi-même la fin de toutes choses. »


Mais je m’aperçois que je parle très mal de ces chefs-d’œuvre bancals, luxuriants, déroutants. C’est comme si l’on me demandait de dire pourquoi je tombe amoureux. Je serais probablement incapable de rédiger une préface à ma fiancée. Les Tropiques sont deux délires verbaux, parfois grotesquement démodés (le genre « crachat à la face de l’Art, coup de pied dans le cul à Dieu », bourré de pathos et d’emphase) et souvent exagérément optimistes ou répétitifs, mais ils déversent une écriture passionnée dont le souffle et l’énergie absolument torrentielle emportent tout sur leur passage. Au lieu de les baptiser Tropiques, il aurait dû les intituler « Tsunamis » ! Lire les Tropiques, c’est accepter d’être baladé par un fou grandiloquent et mégalomane, un humain génialement torturé, un épicurien contagieux, un révolté jubilatoire et furibond. Le style de Miller saoule comme un vin merveilleux. Ces textes ne se lisent pas, ils se boivent d’un trait ! Et l’on peut les consommer sans modération. Avec, en guise de gueule de bois, le bonheur — ce cadeau empoisonné.

Henry Miller, une vie

De lui nous aurions pu choisir aussi la trilogie de La Crucifixion en rose : Sexus (1949), Plexus (1952), Nexus (1960). Henry Miller y forge une manière de nouvelle religion rabelaisienne : le sexe et l’ivresse comme mode de résistance joyeuse au matérialisme puritain et à l’embourgeoisement américain. C’est surtout une belle succession de scènes pornographiques et néanmoins pures. Cet érotomane-graphomane avait la santé : né à New York en 1891, Miller a commencé sa vie comme clodo à Paris et fini comme ermite en Californie, où il est mort à 88 ans. On peut parler d’une trajectoire parfaite (à Pacific Palisades il fait plus chaud que sous la pluie de Clichy). Son écriture radicale est libératrice par ses envolées lyriques, qui ont galvanisé Kerouac mais aussi Blaise Cendrars. Il a longtemps été interdit de publication dans son pays (Tropique du Cancer et Tropique du Capricorne ont été publiés en France en 1934 et 1938 par Obelisk et Olympia Press, mais ne sont sortis aux États-Unis qu’en 1961).

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