Alexandre Vialatte est un des trois grands stylistes du XXe siècle (les deux autres sont Larbaud et Blondin). Empereur de la digression, roi de l’aphorisme mélancolique et du paragraphe étincelant, il est surtout l’inventeur du parasitisme littéraire, qui consiste, comme on sait, à se considérer comme un passager clandestin dans les journaux, chargé de fourguer de la métaphysique en contrebande dans des endroits a priori non prévus pour l’héberger. Vialatte fut un modèle pour beaucoup de squatteurs littéraires : Bernard Frank, Kléber Haedens, Renaud Matignon, Antoine Blondin, Angelo Rinaldi, et peut-être même Louis Skorecki, ex-critique de cinéma à Libération, dont nous vous recommandons aussi le best of (Les violons ont toujours raison, PUF).
Son génie fut de concilier la liberté de ton (parler principalement de ce qui lui passait par la tête et très accessoirement de l’actualité) avec l’exigence formelle (soigner les formules, l’humour, le brio, toujours surprendre, et surtout ne jamais tomber dans le journalisme). C’est quoi la littérature ? Faire plaisir à son cerveau. On oublie trop souvent que, si le chroniqueur s’amuse en écrivant, il y a de fortes probabilités que le lecteur en fasse autant en le lisant.
Comment parler de Vialatte ? Il suffit de le lire à haute voix. En ouvrant les Chroniques de La Montagne au hasard, nous sommes plongés au beau milieu de « l’éternel combat de la tristesse et de la gaieté » (comme l’écrit joliment Charles Dantzig dans sa préface). Vialatte sourit trop souvent pour être heureux : c’est louche, quelque chose ne va pas. « La vie terrestre n’est que sergents et difficultés. » « Une vieille boîte à sardines, dans un terrain vague, à minuit, reste quand même un miroir de la lune. » « Le beau est souvent une habitude de l’œil. » « L’homme est un animal à chapeau mou, qui attend l’autobus 27, au coin de la rue de la Glacière. »
Vialatte est quelqu’un qui attend la phrase d’après. Le lire, c’est écrire autrement. Ses 888 chroniques indémodables servent de boussole. Il y a les observations cocasses : « Que seraient devenus les hommes s’ils n’avaient pas eu de mère ? L’humanité se composerait d’orphelins. » Les déclarations de principe : « Il n’y a que les fleurs et la grammaire. » Les verdicts macabres : « L’homme ne se pend pas assez souvent au cours de sa brève existence. » Mais surtout il y a ces fines notations de poésie ordinaire qui font tout le sel de la littérature classique (les jeunes diraient : « à l’ancienne ») : « Le marron d’Inde, au Luxembourg, tombe avec un bruit sec, rebondit sur le sol comme sur un tambour de basque, s’échappe de sa cosse plus brillant qu’un bijou et roule en travers de l’allée jusqu’au pied de la statue de Marguerite de Navarre, où l’humidité le ternira. »
Il n’est pas impossible que Chroniques de La Montagne soit le plus beau livre de toute ma bibliothèque. Vialatte fait partie de ces très rares auteurs à qui l’on a simplement envie de dire merci. Merci pour mon bonheur, comme un con, en écrivant ceci, un peu bourré, quarante ans après votre mort. Vous qui vous disiez « écrivain notoirement méconnu » et terminiez toutes vos chroniques par la formule « Et c’est ainsi qu’Allah est grand », permettez-moi de conclure sur une pirouette méritée : Et c’est ainsi qu’Alexandre est Grand.
L’équation gagnante du XXe siècle était simple mais pas facile à trouver : (Kafka + Fargue) x (Pascal + Alphonse Allais) = Alexandre Vialatte, l’homme à côté duquel Marcel Proust fait figure de vieille chochotte en l’an 2011. Né avec le siècle (en 1901), Vialatte a publié des romans inspirés d’Alain-Fournier (Battling le ténébreux en 1928, Les Fruits du Congo en 1951) et des poèmes à la Larbaud (au début du XXe siècle, on continuait de croire en l’utilité de la poésie). Il fut le premier traducteur de Kafka, qu’il considérait (à juste titre) comme un grand humoriste. Mais son principal chantier débute en 1952 : jusqu’à sa mort, en 1971, il donnera une chronique hebdomadaire à un journal de Clermont-Ferrand, La Montagne. L’intégrale de ces chroniques constitue sans nul doute son chef-d’œuvre. Comme Jules Renard avec son Journal posthume, ces textes lus par les happy few de son vivant et redécouverts par la masse après sa mort constituent son passeport pour l’éternité.