L’idée de ce livre est tout bonnement géniale. Aujourd’hui, je suis fatigué comme un marathonien au kilomètre 41. Le soleil inonde la rue de Varenne. Édouard Levé brosse son Autoportrait en additionnant des phrases pertinentes sans lien apparent entre elles.
Mon visage ressemble à un tsunami. On devrait toujours écrire ainsi : comme on zappe. Tiens j’écoute I say a little prayer d’Aretha Franklin en comprenant les paroles pour la première fois. Beaucoup d’écrivains actuels utilisent ce procédé accumulatif (Valérie Mréjen, Nicolas Pages, Sophie Calle, Grégoire Bouillier…) qui vient de l’art contemporain. « Je dis une petite prière pour toi. Pour toujours tu resteras dans mon cœur et je t’aimerai. » Ce procédé littéraire est emprunté à Joe Brainard (l’Américain dont Perec s’est inspiré pour écrire Je me souviens). Je suis triste comme le musée Rodin sous la pluie. Quand Chloé tousse, c’est moi qui tombe malade. C’est un principe captivant, on attend la phrase suivante avec curiosité. Le ciel change de couleur. C’est la grève. Tout à l’heure il a grêlé en plein soleil. Dieu fait vraiment n’importe quoi ; Dieu est peut-être drogué ? Je vais maintenant citer des phrases disparates d’Édouard Levé, par ordre d’arrivée dans son texte. « J’oublie ce qui me déplaît. J’ai peut-être parlé sans le savoir avec quelqu’un qui a tué quelqu’un. Je vais regarder dans les impasses. Ce qu’il y a au bout de la vie ne me fait pas peur. » La littérature a essayé beaucoup de trucs au XXe siècle mais celui-là me semble passionnant, révolutionnaire. Le divorce provoque une euphorie coupable et un soulagement honteux. « La fin d’un voyage me laisse le même goût triste que la fin d’un roman. » Cette trouvaille est peut-être la plus importante dans le roman français depuis le Nouveau Roman. « Je me demande si, en vieillissant, je deviendrai réactionnaire. » C’est un moyen de sortir du débat sur la construction, la narration, raconter une histoire, et toutes ces sornettes : en accumulant les notations intimes, Levé dessine son autoportrait comme Ballard a peint le XXe siècle. « J’ai vécu 384 875 heures. »
Édouard Levé sera un jour étudié dans les écoles comme l’initiateur d’un genre nouveau. On peut tomber amoureux brusquement comme on chute dans un escalier. « J’utilise souvent le mot souvent. » Sami Frey devrait monter ce texte sur une scène, sans vélo. Les livres doivent trouver des formes nouvelles pour justifier leur existence dans un monde gouverné par l’image. J’écoute beaucoup Bob Dylan depuis que je vis seul. Édouard Levé a l’intelligence de garder la plus belle phrase pour la fin : « Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé. »
Je ne connaissais pas Édouard Levé quand il publia son Autoportrait chez POL en 2005. Toute personne qui ouvre ce livre comprendra immédiatement son originalité : chaque phrase est unique, personnelle, non liée à la précédente, et cependant l’ensemble est un miroir. C’est une installation d’art contemporain drolatique et intime. C’est surtout l’un des textes les plus novateurs publiés dans les années zéro. Si Paludes est le premier livre du XXe siècle, l’Autoportrait de Levé est peut-être le Paludes du XXIe. Peintre et photographe, Édouard Levé a déposé chez son éditeur en 2007 un autre livre, intitulé Suicide, qui évoquait celui d’un ami s’étant donné la mort vingt ans plus tôt. Dix jours après, il l’imitait. Il faut se méfier de ce qu’on écrit. Colette avait raison de dire que « tout ce qu’on écrit finit par devenir vrai ».