Peu de livres ont eu la même influence secrète que NovöVision d’Yves Adrien sur ma génération. Je me souviens encore de la première fois que je l’ai vu : publié par Philippe Manœuvre dans la collection Speed 17 aux Humanoïdes Associés, il traînait en pile dans la librairie Temps futurs, au fond d’une arrière-cour, rue Grégoire-de-Tours… Ou bien était-ce dans le gigantesque loft bleu d’une amie droguée à New York ? Ou au Regard moderne, rue Gît-le-Cœur, dix ans plus tard ? Il y a comme ça quelques bréviaires mystérieux qui n’ont pas besoin de gros tirages pour bouleverser la littérature (Rose poussière de Schuhl, Les Mauvaises Rencontres d’Alain Bonnand). On pourrait dire de NovöVision la même chose que du Velvet Underground : peu de personnes l’ont lu, mais toutes se sont mises à écrire.
Dès le début, comment ne pas adhérer à un texte dédié « aux icebergs qui dérivent » et « aux écoliers japonais qui se suicident » ? NovöVision était une manière de réponse glacée au Jeune homme chic de Pacadis (publié deux ans plus tôt, au Sagittaire, en 1978, Yves Adrien y étant présent à chaque page) : même envie de tenir un carnet d’errances rock’n’roll et mondaines, même souci du détail dans les citations, recherche formelle, jeux de typographie, collages, name-dropping, cut-ups, albums de photos, phrases en anglais… Attention, je n’accuse pas Adrien de plagiat : simplement un dialogue s’instaurait entre deux punk-critics qui voulaient témoigner de leur expérience dans une langue nouvelle, tordue par la dope et les guitares électriques, le sexe et la poésie noctambule.
En fait, ils composaient un tandem essentiel : la dernière tentative de révolte hédoniste après mai 68 et avant la chute du mur de Berlin. Aujourd’hui, Pacadis est mort et Adrien se cache. Le nihilisme punk n’est plus de saison : Oussama Ben Laden avait repris le créneau de septembre 2001 à mai 2011. Pourquoi faut-il encore lire ce texte ?
Parce que son style cyberstoïque reste inégalé. Parce que la couverture argentée va bien avec ma nouvelle montre. Parce que le message d’Yves Adrien demeure d’actualité : « Un livre devrait, dès la première page, hurler sa supériorité. » Parce que, quitte à lire une prose hermétique, autant qu’elle soit plus fashion que celle de Pierre Jourde. Parce qu’Yves Adrien est le Lautréamont des aéroports. Parce qu’il a dédié cette réédition à Jacques Mesrine (1936–1979). Parce qu’on peut le déguster en écoutant le dernier Radiohead. Parce qu’il est sain d’être un peu élitiste, surtout en pleine débauche démocratique. Parce qu’Adrien avait prévu la chute des Twin Towers (en photo, page 69) : « Sombrer sous le barrage des buildings narquois, sombrer et être foulé aux pieds. Oui, la punition s’assortissait au privilège. Et les ascenseurs (impavides) chutaient chaque soir du haut des tours, précipitant de nouveaux perdants dans la, splaaash, piscine des ténèbres. » Le mot « vision » n’était pas usurpé.
Pour fuir l’ennui, Yves Adrien a changé souvent d’identité. Au début, il se définissait comme un « cobaye du siècle ». Tel Zelig ou Cocteau, ce caméléon s’adaptait aux modes pour mieux les traverser. Il eut alors une période cheveux courts, cravate fine, polaroids dans Palace magazine. Sans le savoir, il fit partie de ceux (Alain Pacadis, Malcolm McLaren et Vivienne Westwood, Jacno et Mondino) qui inventèrent le punk. Dès que tout le monde l’eut rejoint, il lança la mode « novö » avant de disparaître : on était en 1980. On ne le trouva plus. Il envoyait parfois de ses nouvelles aux journaux rock, signées Orphan. Vingt années s’écoulèrent. En l’an 2000, il revint déguisé en Sioux des Seychelles, enturbanné et illuminé. Flammarion publia ses articles aussi mythiques que mystiques sous le titre 2001, une apocalypse rock. Il laissa le Goncourt à son ami Jean-Jacques Schuhl, avant de proclamer la mort d’Yves Adrien. Désormais, à la manière de Prince, il faudrait l’appeler « ghost-writer 69-X-69 ». Depuis, il brille en silence, tel un astre mort.