Numéro 6 : « Contrerimes » de Paul-Jean Toulet (1921)

Après cinq décennies d’argent roi et de consumérisme effréné (aujourd’hui nous savons pourquoi nous avons été aussi débiles : c’était pour oublier la Seconde Guerre), nous allons désormais tous être fauchés, virés de nos boulots, jetés à la rue, obligés de vivre au présent comme des australopithèques. Nous allons chasser le pigeon dans les rues de Paris, pêcher les poissons dans la Seine pour survivre. Nous allons recommencer à croire en Dieu, parce que nous aurons besoin de croire en autre chose que l’indice Nikkei. Et nous redécouvrirons le plaisir des poèmes, leur brièveté, leur éternité. Dans nos cabanes sans électricité, la seule distraction sera la récitation. Vous verrez que nous ne regretterons pas le XXe siècle. Au contraire, dans quelques décennies, nos enfants auront du mal à comprendre comment nous avons accepté de sacrifier nos jeunesses pour rembourser le crédit d’une Jeep à quatre roues motrices, quand il suffit de déclamer un quatrain de Toulet pour être heureux à pied.

Exemple :

« Toute allégresse a son défaut

Et se brise elle-même.

Si vous voulez que je vous aime,

Ne riez pas trop haut. »

Paul-Jean Toulet possédait cette chose, dont la rentabilité n’est pas immédiate, qui s’appelle la grâce. C’est un investissement hasardeux, qui ne rapporte qu’à titre posthume — les Contrerimes ne furent pas publiées de son vivant. Il mériterait d’être canonisé. Seuls les saints savent parler de la grâce : saint Augustin, Saint-John Perse, Saint-Pol-Roux, Saint-Exupéry. Certes, le poète béarnais n’était pas très catholique mais je suggère au pape de le béatifier sous le sobriquet de saint Paul-Jean.

Toulet eut une vie dissipée, qui est un hymne à l’amour et aux alcools forts, une chanson de geste tendre et triste : il est le plus grand fêtard mélancolique jamais enterré à Guéthary (avant moi, le plus tard possible). Vialatte disait (avec une pointe de jalousie) qu’il fut « le plus grand de nos poètes mineurs ».

Autre citation :

« À Londres je connus Bella,

Princesse moins lointaine

Que son mari le capitaine

Qui n’était jamais là. »

Rien n’est plus déchirant que cette existence détruite par la recherche du quatrain parfait, rigolo, triste et ferme. Concilier le lyrisme et l’ironie, l’amour et la désillusion, la fantaisie et l’amertume n’était pas une mince affaire ; ce genre d’efforts peut occuper une vie entière, même brève. On peut en crever avec le sourire. Allez, un dernier pour la route :

« Mourir non plus n’est ombre vaine.

La nuit, quand tu as peur,

N’écoute pas battre ton cœur :

C’est une étrange peine. »

Chaque année, à la Toussaint, je vais fleurir la tombe de Toulet à Guéthary, en même temps que celle de mes grands-parents. Enfin, tout de même, la gratitude se perd : son nom n’est presque plus lisible sur sa pierre tombale. Toulet a pourtant ouvert la voie à beaucoup de monde : Vian, Sagan, Blondin… jusqu’à Gainsbourg, qui lui emprunta son goût pour l’onomastique et les jeunes filles (les paroles de Initials BB lui doivent beaucoup : « Jusques en haut des cuisses / Elle est bottée / Et c’est comme un calice / À sa beauté » et : « Elle ne porte rien / D’autre qu’un peu / D’essence de Guerlain / Dans les cheveux »). Toulet s’inscrit dans une veine de poésie légère et volage très française : Pierre de Ronsard, Paul Verlaine et Alfred de Musset ont déjà troussé des vers de ce genre.

« Avez-vous vu, dans Barcelone,

Une Andalouse au sein bruni ?

Pâle comme un beau soir d’automne !

C’est ma maîtresse, ma lionne !

La marquesa d’Amaëgui ! » (Musset)

Toulet n’ayant pas connu Facebook, il sortait de chez lui cueillir les cerises et les filles de ferme. Il buvait avec des prostituées gracieuses. Il se droguait parce qu’il n’avait pas connu sa mère. Mais il eut les montagnes, les ciels, les arbres et « le parc mélancolique engourdi par l’automne » pour principale source d’inspiration. Je ne dis pas cela pour me vanter (mais un petit peu tout de même) : parfois le parc en question était le jardin de la maison de mon grand-père. « J’ai joui du beau paysage profond et défini que la Villa Navarre embrasse vers les Pyrénées » (Lettre à soi-même, 27 octobre 1901). À l’époque, on pouvait y rêver sans être interrompu par un congrès de dentistes, ni par une tempête provoquée par le réchauffement de la planète.


Ce qui est intéressant chez Paul-Jean Toulet (qui se prénommait simplement Paul mais ajouta le Jean comme Bernard Lévy rajouta Henri : pour devenir légendaire), c’est d’essayer de comprendre pourquoi un style pareil n’est plus possible aujourd’hui. Qu’avons-nous accompli pour annihiler cette beauté ? Des broutilles : deux guerres mondiales, la mort de l’homme, la destruction de la nature, l’interdiction de tout ce qui est agréable, par exemple la fermeture des bordels et la prohibition des stupéfiants (jusqu’à la cigarette en 2008). De la mort de Toulet dans le plus joli village du monde (Guéthary, 1920) est née une France nouvelle, qui ne l’aurait pas fait rêver. C’est un pays où l’art de la contrerime indiffère. Où les poètes sont tous des clochards. Où l’on ne prend au sérieux que les animateurs de télévision. Où l’on a créé des « ministres de la Culture » : oxymoron cocasse. Où les filles en robe de dentelle ne dévalent plus des collines verdoyantes mais posent sur les dos de kiosque pour une marque de lingerie. Où un président de la République peut brocarder La Princesse de Clèves sans être immédiatement destitué. Où la fête est finie, puisque l’Élysées-Palace et le café Vachette n’existent plus. Où le village de Caresse, en Béarn, n’est plus peuplé que de « paysans sous Prozac » (comme le déplore Charles Dantzig). Paul-Jean Toulet est l’un des plus exquis poètes français. Il faut lire tous les jours le chef de l’école fantaisiste pour apprendre à aimer, vivre et mourir.


Sa gaieté est une feinte et sa légèreté la moindre des courtoisies pour évoquer la fugacité des bonheurs enfuis, ou « les sourires des morts ». Il a trouvé des sonorités parfaites : Louis Ducla parle d’un « élégant seigneur jouant avec des rêves de cristal ». Beaucoup de roses, des oiseaux, et le temps qui fuit. C’est du Ronsard réécrit par Colette. Il a des fanatiques en nombre croissant (Jean d’Ormesson, Renaud Matignon, Frédéric Martinez, Michel Fabre) ; une cohorte de thuriféraires l’a maintenu en vie à titre posthume. Dans la Revue régionaliste des Pyrénées, j’ai trouvé le brouillon d’une lettre d’amour de Toulet inédite datant de 1903, qui me fournit une jolie conclusion, en même temps qu’une introduction idéale à son œuvre. « À cause de vous j’ai passé une saison d’anachorète, à boire, à jouer et à faire des vers (…).Vous êtes une bien rêveuse personne de croire à la fidélité des poètes, race si égoïste qu’ils ne bercent toujours, ou jamais, que leur propre songe. »

Paul-Jean Toulet, une vie

La vie de Toulet ressemble à son œuvre : elle est courte (53 ans), pleine de courtisanes merveilleuses et de plaisirs sévèrement réprimés (le poker, l’opium, l’alcool, la poésie). Orphelin de mère, il a cherché sa beauté toute sa vie, partout, l’a retrouvée parfois, et perdue souvent. Il s’écrivait des lettres à lui-même, était l’un des nègres de Willy, éreinta une de ses propres pièces de théâtre, faillit travailler avec Debussy. L’île Maurice est son seul point commun avec J.M.G. Le Clézio, qui est nettement plus sain. Né à Pau le 5 juin 1867, Paul-Jean Toulet est avant tout l’auteur de ceci :

« Dans Arles où sont les Aliscamps,

Quand l’ombre est rouge sous les roses,

Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses. »

Ce Béarnais obsédé et fêtard littéraire (ami de Toulouse-Lautrec, Giraudoux et Léon Daudet) aimait faire la bringue sur les grands boulevards parisiens et dans les cabarets de Montmartre en 1900. Avec son béret basque et son regard tendre bien que sardonique, il est devenu un auteur culte, un « écrivain pour écrivains », un peu à la façon d’un Larbaud, dont il partage les rentes, le goût des voyages et de la poésie. Il publia Mon amie Nane en 1905 et La Jeune Fille verte en 1920 (entre autres). Il eut l’élégance de mourir à Guéthary afin d’être enterré dans un endroit agréable, avec vue sur l’océan Atlantique, peu de temps avant la publication de ses fameuses Contrerimes (1921).

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