Numéro 82 : « L’Ombre blanche » de Saneh Sangsuk (1986)

Traumatisé et enthousiaste, ivre de mots, je voudrais écrire comme le livre dont je parle, roman dément délirant disjoncté d’un auteur inconnu en France qu’il faut absolument découvrir car il écrit comme ça sans trop faire gaffe à la ponctuation accumulant les mots pour vous emporter dans son tourbillon.

Ce serait un choc absolu, la rencontre d’une langue brute avec une culture littéraire riche et forte et ouverte et d’aujourd’hui, mêlant le rock et le cinéma, Gustave Flaubert, Deep Purple et Arturo Toscanini. Ce serait l’histoire d’un poète dépressif insomniaque au visage balafré et aux cheveux longs qui voudrait mourir dans une maison en ruines du nord de Bangkok. Ce serait son long monologue intérieur, joycien sans être chiant, une déclaration d’amour et de haine aux femmes qu’il a aimées, un « chant funèbre », une mélopée sexuelle, un requiem à la Malcolm Lowry, où le volcan serait remplacé par un village infesté de serpents et d’araignées et de geckos — petits reptiles gluants qui se nourrissent d’insectes et font très peur avec leurs yeux globuleux. Ce seraient quatorze lettres sans réponses adressées aux amoureuses suicidées de cet obsédé « expert ès vagins tous calibres » pour leur dire : « Je t’aime. Bienvenue à mes funérailles. »

Ce serait la preuve que les prostituées thaïlandaises ne sont pas réservées aux touristes étrangers mais qu’elles sont aussi consommées par des indigènes. Ce serait un feu d’artifice stylistique débordant de lyrisme tout en restant savamment contrôlé : « Cette voix est frêle rauque lancinante » ; « Je savais que si je couchais avec elle je serais triste égaré anxieux honteux. » Ce seraient des suites d’adjectifs (comme chez Sollers) non pas par refus de choisir mais par souci de précision car dans la vie on mérite toujours plusieurs épithètes à la fois : par exemple moi je suis critique littéraire mondain romancier audiovisuel narcissique naïf cynique innocent amoureux solitaire triste riche mégalo gentil méchant et encore ce n’est qu’un bref aperçu je change tout le temps comme tout le monde.

Ce seraient des passages du « je » au « tu » comme chez Gao Xingjian (en plus bandant). Ce serait un roman touffu et dense que l’on lirait pourtant aisément sans se prendre la tête, qui laisserait l’impression étrange d’avoir fumé une herbe forte, de s’être drogué de mots.

Ce serait une œuvre qui donnerait le vertige par sa beauté hypnotique tout en regorgeant de phrases qu’on aurait envie de noter : « Plus elles sont belles plus elles sont secrètes » ; « L’amour ne rend pas seulement aveugle : il couvre le visage de boutons » ; « Chaque fois que je suis très heureux j’ai envie de me suicider » ; « Le rêve des Américains c’est de contrôler le monde entier par télécommande »… jusqu’à la dernière, la chute culminante de ce grand texte qui veut toucher le fond pour retrouver la forme : « Que périssent les femmes bien, et que tous les hommes de mauvaise volonté s’unissent ! »

Saneh Sangsuk, une vie

Saneh Sangsuk est né en 1957 près de Bangkok. Diplômé en langue et littérature anglaises, il n’a publié en France qu’Une histoire vieille comme la pluie et que L’Ombre blanche, sous-titré Portrait de l’artiste en jeune vaurien en hommage à James Joyce (l’auteur de Portrait of the artist as a young man). Ce monologue halluciné est censé être le second tome d’une trilogie mais le problème c’est qu’on ignore si les deux autres tomes existent ! Récemment, les éditions du Seuil ont toutefois traduit un conte aussi bref et métaphorique que le roman était foisonnant et naturaliste, mais Venin, qui raconte la lutte d’un enfant aux prises avec un serpent mortel, n’est même pas sorti en Thaïlande : Sangsuk serait-il le Weerasethakul de la littérature ? Il n’existe que peu de photos de Sangsuk (dont une où il ressemble au Che !). Cet écrivain reclus, fou, morbide et incroyablement doué n’a pas mis toutes les chances de son côté niveau médiatisation, alors aidons-le : lui qui se voudrait le « Ivan le Terrible du XXIe siècle » serait plutôt le Rabelais de Bangkok.

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