Numéro 20 : « Rose poussière » de Jean-Jacques Schuhl (1972)

Je me suis souvent demandé comment Jean-Jacques Schuhl avait fait pour écrire Rose poussière. Je le voyais souvent, au Café Varenne ou chez lui, quand nous étions voisins dans le 7e, mais je n’ai jamais osé lui demander s’il l’avait écrit vite, ou lentement, ou défoncé, ou en voyage, ou en suant sang et eau durant dix ans. Et un jour, j’ai décidé de croire sur parole ce qu’il affirme dans le préambule de Rose poussière : « J’aimerais un jour parvenir à la morne platitude distante des catalogues de la Manufacture française d’armes et cycles de Saint-Etienne, du Comptoir commercial d’outillage, du Manuel de synthèse ostéologique de MM. Muller, Allgower, Willeneger, ou des vitrines du magasin de pompes funèbres Borniol (ces beaux poncifs). En attendant, loin du compte, j’ai recopié des rouleaux de télex hippiques, France-Soir (avec toutes ses éditions), des paroles de chansons anglaises connues, des dialogues d’anciens films célèbres, des prospectus pharmaceutiques, des publicités de mode, lambeaux sur lesquels, furtivement, s’écrit le temps mieux que dans les œuvres. Le reste, hélas, est de moi ; probablement. »

Rose poussière est un des textes les plus bizarres du XXe siècle. Il a influencé de manière souterraine un grand nombre d’auteurs, et presque défini une génération qu’on pourrait baptiser « pré-punk ». Certes, à l’origine, Rose poussière est le nom d’une poudre de maquillage Guerlain, mais c’est aussi un collage pop et snob publié en 1972 par la collection poétique « Le Chemin » chez Gallimard. Jean-Jacques Schuhl, ami d’Eustache et Fassbinder, y expose son panthéon underground : de Zouzou la twisteuse à Frankenstein le dandy. C’est à la fois hermétique et chic, glamour et expérimental. Le lecteur n’est pas là pour tout comprendre : lire peut être une activité de voyeur extérieur, on peut être infiniment séduit, voire érotisé, par ce qui nous échappe. On feuillette ce petit livre violet avec l’énervement fasciné d’un plouc qui se fait refuser l’entrée de chez Castel, alors que les Rolling Stones viennent d’y entrer devant lui, et que le portier, nommé Jean-Jacques Schuhl, lui signifie « désolé, ô toi le plus remplaçable de tous les êtres, ce livre est une soirée privée ». Dans un entretien de 2002, Schuhl a repris la formule de Flaubert pour expliquer son projet : « Je voulais faire un objet littéraire qui ne reposerait sur rien. Quelque chose comme Raymond Roussel + France-Soir. » Je m’aperçois qu’il y a beaucoup de « cut-ups » dans mon top 100 : je dois aimer les œuvres incomplètes, les puzzles, les inachevés, la discontinuité (le pseudo-journal de Cobain, Solde de Frank, Un jeune homme chic de Pacadis…). Bizarrement, je n’ai pas retenu Burroughs… mais je suis injuste et cossard, il faut accepter cette triste réalité.

J’avais recopié une phrase de Rose poussière en exergue de Vacances dans le coma en 1994 : « Il se recoiffe, met ou enlève sa veste ou son écharpe ainsi qu’on lance une fleur dans une tombe encore entrouverte. » Rose poussière a servi à ma génération de manuel de savoir-vivre, de bible dandy, de talisman, de code secret, de mot de passe entre initiés. J’ai eu très peur d’être déçu par les livres suivants de Schuhl mais ce ne fut pas le cas, même si la magie du premier reste inimitable. Je pense que l’auteur lui-même ne sait pas très bien ce qui s’est produit quand il pratiquait cette retranscription de signaux hétéroclites — s’il s’en souvient. Certains de ses assemblages semblent des définitions de l’élégance apocalyptique : « Quelques attitudes. Accompagné de : minces filles taciturnes et arquées. (…) Club Princesse, 1966 : il boit, il se tait, il vole en fragiles éclats. » Rimbaud écrivait avec cette arrogance juvénile. On peut aussi penser à des Esseintes, le donneur de leçons de À rebours de Huysmans. Mais ici la poésie est plus ancrée dans le décor contemporain : le livre s’achève sur une liste de palaces (Hôtel Hilton, Tokyo ; Hôtel Carlton, Cannes…). C’est à la fois vrai et irréel, c’est un rêve et c’est la réalité. Une hyper-réalité déformée par le prisme du rock, du luxe et de la nuit, et une écriture qui serait l’équivalent littéraire d’un tableau de Rauschenberg. « On l’a abîmé. Il fait voir cet abîme. »

Jean-Jacques Schuhl, une vie

Né à Marseille en 1941, Jean-Jacques Schuhl ne semble pas avoir fait grand-chose durant ses trente premières années. La publication par Georges Lambrichs de Rose poussière en 1972 en a fait un écrivain culte. Quatre ans après, il publiait Télex n° 1 dans la même collection. Puis silence total pendant encore vingt-quatre années. Et paf : Ingrid Caven, un livre consacré à sa compagne, égérie et chanteuse allemande, obtenait le prix Goncourt en l’an 2000. Encore dix ans de discrétion, et un dernier texte, envoûtant, entre une hanche détraquée dont les radios rappellent Francis Bacon et des conversations avec le restaurateur chinois Davé, paraissait chez Gallimard : Entrée des fantômes (2010). Avec Schuhl, il faut savoir être patient. Ses livres se méritent, sa compagnie est un luxe. Jean-Jacques Schuhl est un objet rare.

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