Numéro 16 : « Ivre du vin perdu » de Gabriel Matzneff (1981)

Dandy monastique, voluptueux ascétique, libertin orthodoxe… Toute sa vie, le principal talent de Matzneff ne fut pas de survivre à ses contradicteurs mais à ses contradictions internes. Attirons-nous d’entrée l’opprobre général en abordant de front ce que la morale (et son corollaire la police) lui reproche : une œuvre supposément autobiographique qui fait l’éloge des jeunes filles de « moins de seize ans ». Selon moi, les choses sont très simples : il faut séparer l’art de la loi. Tant qu’on ne me prouvera pas que Matzneff est Marc Dutroux, alors qu’on lui flanque la paix comme à Nabokov, Balthus ou Serge Gainsbourg (rappelons l’âge de Melody Nelson dans sa plus belle chanson : « Quatorze automnes et quinze étés »). Faut-il rappeler l’existence de Thomas Mann, André Gide, Ronsard et Montherlant, génies tous fascinés par la beauté de l’adolescence ? L’art doit rester libre, que diable ! Si l’art respecte la loi, il ne raconte plus rien d’intéressant. Il y a une saine différence entre un lecteur et un flic. Un écrivain a le devoir de désobéir aux règles, et son lecteur n’est pas obligé de le dénoncer au commissariat. Par ailleurs, qu’on ne s’y trompe pas : les cent auteurs cités dans ce livre ont tous treize ans. Un romancier est toujours un enfant qui joue. Simplement la plupart couchent avec des personnes plus âgées qu’eux.


Ivre du vin perdu commence par une lettre adressée à Nil, écrivain de 43 ans, par une lycéenne qui s’écrie : « J’ai dix-sept ans demain, la mort ! » Si ce n’est pas là tendre, tel le Christ, des verges pour se faire battre… Ce roman romantique évoque la passion et le désamour de l’été 72 (quand Tatiana a cessé d’aimer l’auteur) : il est la suite de Isaïe réjouis-toi (1974). C’est un roman sur l’échec d’un amour. Il est entièrement tourné vers le passé ; c’est l’histoire d’une vie dans laquelle une sale gamine a fait de merveilleux dégâts. Relisant les lettres enflammées de son ex (« J’aime mon amour pour toi, qui est la seule belle chose que je possède, j’aime ta langue pomme d’api, ton sexe sucre d’orge, tes yeux d’azur, tes cils d’or fin, ta tendresse timide, j’aime ta gaîté et ta mélancolie, tes lèvres ouvertes dans le plaisir (…) Nil, je vous aime à la folie, vous êtes mon île au trésor »), le héros soupire : « Comme nous nous aimions, Seigneur ! » Ce soupir est une splendeur qui fend le cœur. Matzneff est-il un épouvantable libertin dégoûtant ou un incurable amoureux torturé par des bébés ? Les deux, mon capitaine. Et c’est ce qui le rend incapable de vieillesse.


J’aime que toute l’action se passe dans quelques pâtés de maisons proches de mon domicile ; Matzneff a choisi de situer son roman dans le quartier de l’Odéon, où se croisent figures historiques et personnages de fiction (Athos rue Férou, Porthos rue du Vieux-Colombier, Aramis rue Servandoni, Casanova rue de Tournon, et n’oublions jamais que c’est à l’angle de la rue Férou et de la rue de Vaugirard que Madame de La Fayette a écrit La Princesse de Clèves), mais surtout Nil réside dans un grenier au sixième étage d’un immeuble de la rue Monsieur-le-Prince… où j’ai vécu de 7 à 12 ans ; sa fiancée perdue est élève du lycée Montaigne… où j’ai étudié de la sixième à la seconde. Bref, je ne suis pas objectif. Mais je ne suis pas là pour l’être. Matzneff apprécie les coutumes bizarroïdes de mon quartier d’enfance (dîner à la Closerie ou chez Lipp), et ses lieux de culte (l’église Saint-Sulpice, l’hôtel Taranne, le lycée Fénelon, les cinémas Cluny et Bonaparte, le jardin du Luxembourg). Dès que les passions amoureuses virent au vaudeville, son héros fiche le camp à Manille sodomiser des enfants ou en Suisse perdre quelques kilos.


Matzneff distille une nostalgie proustienne : lire Ivre du vin perdu donne accès à un continent englouti. Il flâne dans Paris tel Léon-Paul Fargue mais ses digressions snobinardes, son « name-dropping » parfois irritant, ne cachent pas l’essentiel : la passion (ah, Sarah, Karin, Laure…). « Il faisait de la philo avec l’une, du français avec l’autre, du latin avec une troisième, l’amour avec toutes. » Nil Kolytcheff est son alter ego sentimental, certes sexuellement dispersé, mais sincèrement amoureux d’Angiolina et nostalgique de Véronique, à s’en briser le cœur. Ivre du vin perdu n’est pas seulement le journal d’un Barbe-Bleue pour lycéennes mais le ressouvenir d’un mariage d’amour fichu en l’air par le temps et… un moniteur de ski ! On y croise aussi Dulaurier, le vieux libidineux (personnage récurrent de tous les romans de Matzneff) et Rodin le banquier pédéraste, misogyne et cynique (mais très drôle), qui photographie des garçonnets vénaux, et nous rappelle ce que furent les affres des homos avant la révolution sexuelle (laquelle, disons les choses franchement, libéra surtout les gays). Dans son article du Point du 2 novembre 1981, Pascal Bruckner a bien résumé le paradoxe de Nil Kolytcheff : c’est « un inconstant qui rêve du couple ». Au moment où il dit « je t’aime », il le pense. Mais il y a tellement de moments dans une journée… a fortiori une vie ! L’amour est cette chose qui donne envie aux pessimistes d’être optimistes et aux optimistes d’être pessimistes. « Pour persévérer à vivre libre, on doit se résoudre à faire beaucoup pleurer les autres ; mais faire couler les larmes d’autrui n’a jamais empêché personne de pleurnicher sur soi. »


J’ai choisi Ivre du vin perdu mais j’aurais pu aussi bien sélectionner ici n’importe quel tome du journal intime de Gabriel Matzneff. Gisement inépuisable d’inspiration pour tous mes romans, le journal de Matzneff est une des pièces maîtresses de ma bibliothèque. Il m’a appris à vivre, à lire et à écrire. Sans le journal de Matzneff, je n’aurais pas connu Byron, Casanova, Dumas, Schopenhauer, Sénèque ou Pétrone. Publier son journal de son vivant lui a coûté très cher mais il faut que cet homme sache qu’il a appris la liberté, la joie de vivre, le bonheur et la poésie à des dizaines de milliers de lecteurs et lectrices depuis quatre décennies. Tatiana, Francesca, Vanessa, Marie-Élisabeth sont devenues des icônes, transfigurées par son style vif et limpide. Mais ce sont surtout des muses : chaque livre de Matzneff est l’histoire d’une fille et de ses ravages (passion, jouissance, plaintes des parents, M.S.T., scènes de ménage, tromperies, lettres enflammées, rupture, haine, nostalgie de la passion, remords, scandale de l’indifférence). Matzneff a tout sacrifié à l’art et à l’amour. Aucun écrivain français vivant n’a autant de courage et de cohérence. Les contradictions évoquées plus haut (diététique mais dépravé, infernal mais céleste, romantique mais libertin, janséniste mais épicurien) l’aident à oublier la mort. Il a compris qu’écrire est le seul moyen de rendre l’amour éternel. « Elle a déchiré mes photos ? Elle a jeté mes livres à la poubelle ? Elle vit avec un autre type ? Nous ne nous reverrons plus jamais ? Soit, mais ce qu’ensemble nous avons vécu continue de vivre, et de briller comme un soleil » (Calamity Gab, 2004).

Gabriel Matzneff, une vie

Il faut se souvenir que Matzneff n’a pas toujours été pauvre et boycotté : il fut même un temps où les gens importants n’avaient pas honte de lui serrer la main en public. Par exemple, Dominique Noguez le qualifie de « trésor vivant ». Né en 1936 à Neuilly-sur-Seine dans une famille d’émigrés russes, Gabriel Matzneff est l’auteur de quarante livres qui font honneur à la langue française. Cet écrivain nombriliste, qui aimerait tenir son âge secret (75 ans), fut pourtant éditorialiste à Combat puis au Monde. Il a soutenu dans Combat les dissidents soviétiques à un moment (1963) où personne ne se bousculait pour dénoncer le goulag. Il est l’un des premiers intellectuels français à s’être engagé pour le combat du peuple palestinien (dans Le Carnet arabe, 1971). Il est surtout romancier (Isaïe réjouis-toi et Ivre du vin perdu figurent parmi les plus beaux romans d’amour du XXe siècle). Il tient son journal intime depuis l’âge de 17 ans. Il est également poète (Super Flumina Babylonis). Dès 1965, il résumait son œuvre à venir : « D’ordinaire, nous ne sommes ni heureux ni malheureux : nous existons, voilà tout. Et puis, il y a les minutes de bonheur, où nous écrasons les mots avec des baisers, et qui brillent dans la grisaille comme des escarboucles dans la nuit. »

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