L’avantage avec les grands écrivains, c’est qu’il suffît de les recopier pour les définir :
« Presque trente ans plus tard, alors que je rassemble tous ces souvenirs, je redeviens cet humble pète-sec envahi d’hormones, passablement effrayé par la nuit, le chien de Fred, l’éclat de la lune sur le lac, le pouvoir du derrière de Laurie jaillissant dans l’encadrement de la porte, la folie des filles, le Livre des Révélations, mon père ivre et pervers, ma mère qui s’entourait d’un tel capitonnage qu’elle en devenait fantomatique, et parfois je priais agenouillé à même le plancher pour que la douleur aiguise ma lucidité. Aujourd’hui, j’ai apparemment épuisé toutes mes peurs, mais je suis capable de les recréer. »
Tel est le sens de l’œuvre d’un des plus solides romanciers contemporains : transcender, par le truchement de la fiction, des peurs adolescentes. Recréer les émotions éternelles en remontant plusieurs générations de l’Amérique. Inventer une forme de western littéraire moderne.
La clé de l’œuvre de Jim Harrison se trouve dans une citation du Livre des Révélations, à la fin du Nouveau Testament : « Je te désire soit brûlant soit froid, car si tu es tiède, je te répudierai. » Né à Grayling (Michigan) en 1937, Harrison ne connaît pas la tiédeur. Son enfance rurale fut la même que celle du héros de son Bildungsroman (De Marquette à Veracruz, 2004) : soleil en été, neige en hiver. Tous les thèmes de son œuvre viennent de l’aube de sa vie : la force de la nature, la tentation de la route, le goût de la pêche et de la chasse, l’amour des femmes (notamment les strip-teaseuses), l’absence de Dieu (« Dieu a créé le cosmos il y a des milliards d’années, puis il est parti en laissant tout en plan »), la sagesse des Indiens, la joyeuse tentation du sexe, les dangers de la cupidité américaine, la violence des secrets de famille… et la beauté de la France. Adulte, Harrison se lança à New York dans l’enseignement et la poésie, l’un finançant l’autre. Jim Harrison admire Hemingway, qui voulait écrire comme Cézanne peint. Il cherche à observer le destin sous tous ses angles. Pourtant ce n’est pas un peintre mais plutôt un sculpteur sur bois : à la fois bûcheron et menuisier, il charpente ses totems comme un Iroquois dont le matériau serait rendu friable par les termites du doute, de l’inquiétude et de la sensibilité. L’adaptation hystérique de Légendes d’automne par Edward Zwick en 1995 le dégoûta de Hollywood (point commun avec Fitzgerald et Faulkner). En 2002, il publia un superbe volume de mémoires (En marge). On y apprenait comment il avait perdu sa sœur, deuil dont il ne se remettra jamais. Cette douleur dicte sans doute la puissante fragilité de sa prose. Jim Harrison est un auteur ambitieux, mais pas ambitieux pour le plaisir de s’inscrire dans les manuels d’histoire littéraire, seulement ambitieux avec les moyens de l’être : le désir, la joie, la tristesse, le souffle, la liberté, le plaisir.
Et me voilà assis en face de Jim Harrison. Il ressemble à sa légende : un grizzli borgne, ultrasensible et prévenant, avec une canne et un ventre. Un grizzli aux dents écartées (« dents du bonheur », comme Paul Nizon ou Benoît Duteurtre), avec les yeux de Jean-Paul Sartre. C’est Gérard Oberlé qui a suggéré La Taverne Basque, rue du Cherche-Midi. Moi, comme un plouc, j’avais pensé les inviter à l’Atelier Robuchon, mais Oberlé s’est foutu de ma gueule :
— Tu t’imagines que Jim va dîner assis sur un tabouret ?
Les deux écrivains se connaissent depuis longtemps. Jim Harrison considère Oberlé comme le plus excentrique de ses amis français, et le plus français de ses amis excentriques. Ils aiment les mêmes vins, les mêmes festins, les mêmes livres. Il n’y a que sexuellement qu’ils n’ont pas les mêmes goûts ! J’étais passé les chercher en taxi pour les emmener au Lutetia. Mais il y avait trop de monde au Prix des Lectrices de Elle, et les grizzlis borgnes ont du mal à tenir plus d’un quart d’heure dans les cocktails littéraires sans manger un bras à quelqu’un.
Pour éviter le drame, on avait filé à l’américaine. Filer à l’américaine, c’est comme filer à l’anglaise en moins discret (par exemple, en hurlant : « See you later motherfucker ! »). À La Taverne Basque, on commanda des côtes de bœuf, sauf Jim : il préférait les rillettes, l’andouillette, rien que des plats finissant en « ette ». Le vin était délicieux, donc on en buvait beaucoup. À Christophe Ono-dit-Biot qui lui disait qu’il aimait les femmes petites, Jim Harrison expliqua que « l’avantage avec les femmes petites, c’est qu’on a l’impression d’avoir une plus grosse bite ». Le ton était donné.
J’aime quand les écrivains ne sont pas décevants ; c’est rare. Généralement, pour ne pas décevoir, ils se taisent. Comme ils parlent toute la journée à une feuille de papier, forcément, le soir ils n’ont plus rien à dire à leurs congénères. Mais Jim Harrison peut parler sans décevoir. Je venais de le lire : j’avais donc passé plusieurs jours et nuits dans son cerveau et sa vie. Je savais comment il avait perdu son œil et sa sœur. Je savais aussi pourquoi il était devenu écrivain, et comment Hollywood l’avait dégoûté de la cocaïne. Je connaissais ses sept obsessions : l’alcool, les strip-teases, la pêche, Dieu, la France, la route, la nature. J’étais bien sûr incapable de lui parler, paralysé par la timidité.
Tous autour de cette table, nous voulions être Jim Harrison, sauf lui, qui voulait être Jack London. L’homme que j’avais en face de moi et qui défendait la beauté d’Anjelica Huston (dont je ne suis toujours pas convaincu) venait aussi de me promener par écrit, de la manière la plus humaine possible. Je regardais son présent et son passé s’entrechoquer dans sa moustache. Je suis un Parisien qui se sert des romans pour voir des forêts et des ciels, courir dans des prairies, chasser des oiseaux comme un Indien. Grâce à Jim, j’ai attrapé une truite arc-en-ciel et deux martins-pêcheurs, puis j’ai parcouru la route 12 qui traverse le centre du Nebraska. Tout cela sans sortir de mon immeuble du 6e arrondissement.
Il va falloir tenter de résumer en vingt lignes ce que Jim Harrison a vécu en soixante-cinq ans et raconte en 466 pages dans En marge. Avant de dîner avec moi, Jim Harrison est né à Grayling, dans le Michigan, en 1937. Il a fait ses études à l’université du Michigan. Ses premiers textes (un recueil de poèmes : Plain Song en 1965) évoquent son enfance rurale. Il enseigne quelque temps à Stony Brook, une université de New York, dans le but de faire vivre sa femme et ses deux enfants. Thomas McGuane lui suggère d’écrire Wolf en 1971. Ensuite, Harrison est l’auteur de deux grands romans ébouriffés : Dalva et La Route du retour, où il reprend (en les modernisant) les mythes du western (l’expérience des régions sauvages, la rencontre avec l’Indien, la destruction de la faune, l’apprentissage de la liberté et de l’amour). Certains de ses livres ont été adaptés au cinéma, notamment Légendes d’automne et Wolf. Jim Harrison vit aujourd’hui près de Lake Leelanau, un petit village où il est surtout connu comme chasseur et pêcheur. Enfin, le 12 mai 2003, il a dîné avec moi.