Qui est Joe Gould ? C’est tout le sujet du phénoménal livre de Joseph Mitchell, un journaliste du New Yorker qui a enquêté deux fois sur cet énergumène : une fois de son vivant, en 1942, puis une autre fois après sa mort, vingt ans après (comme dirait Alexandre Dumas) en 1964. Il y a des gens comme ça, sur cette planète, qui nous intriguent tellement qu’on y repense toute notre vie. Un jour, Joseph Mitchell a voulu savoir ce que cachait Joe Gould, poète vagabond, clodo barbu, ivre et loufoque, qui errait dans les rues de Greenwich Village dans les années 30–40. Pourquoi ce diplômé de Harvard avait-il choisi de dormir sur les bancs des stations de métro ? Comment peut-on être américain sans avoir envie de posséder quoi que ce soit ? Quel était donc ce mystérieux manuscrit jamais publié : Une histoire orale de notre temps, censé être douze fois plus long que la Bible ? Un écrivain pouvait-il mourir en 1957 sans que personne ne lise son « livre le plus long de l’histoire du monde » ?
Joe Gould fut une exception à la règle de la société dite « civilisée » : il refusa de vivre comme on le lui imposait. Dix ans avant la beat génération, il existait déjà aux États-Unis un clochard céleste qui déclamait des vers, mangeait de l’alcool et buvait du ketchup.
Le reportage de Joseph Mitchell est passionnant à plus d’un titre. Au fil d’une enquête désopilante, Mitchell en vient à se remettre en question : Joe Gould se mue petit à petit en statue du Commandeur. Car ce qu’il découvre l’halluciné : l’œuvre de cet artiste est dans sa tête et non sur le papier.
Joe Gould préférait parler aux mouettes qu’aux humains, et il n’en restera rien sauf si lui, Joseph Mitchell, écrit ce livre. Mitchell s’autoproclame responsable de la postérité de Gould. Il fera de ce mythomane un mythe, de cet auteur un personnage : le dernier symbole de l’homme libre, le Diogène des bars new-yorkais, « le Samuel Pepys de Bowery » (nous dirions plutôt un mélange d’Albert Cossery, Mouna Aguigui, Alain Weill et Jean-Marc Restoux, le clochard qui tient toujours les murs de la librairie La Hune). Mais, ce faisant, il lui désobéit, comme Max Brod lorsqu’il refusa de détruire les romans de son ami Kafka. Le vrai honneur d’un écrivain serait-il de ne rien écrire ? Vouloir laisser une trace est d’une prétention insupportable. Mais vouloir laisser la trace de quelqu’un d’autre ? Tout cela est bien compliqué ; heureusement que ce livre est plus limpide que moi.
Après avoir raconté cette histoire, Joseph Mitchell n’a plus rien publié jusqu’à sa mort. Comme Jérôme David Salinger ou Arthur Rimbaud. Cette décision paraît absurde mais la condition humaine ne l’est-elle pas aussi ? Rien ne sert à rien ; seules les mouettes ont tout compris (c’est pourquoi elles rient tout le temps) ; c’est un message métaphysique que Joe Gould nous envoie là.
Rien ne destinait, au départ, Joseph Mitchell à devenir le mémorialiste de Joe Gould. Né en 1908 en Caroline du Nord, Mitchell débarque à Manhattan dans les années 30, et aurait très bien pu parader à l’Algonquin avec Scott Fitzgerald et Dorothy Parker. Au lieu de quoi il se spécialisa dans les portraits de déglingués, mendiants, ratés et losers en tous genres. Reporter au prestigieux New Yorker pendant trente ans, il est mort en 1996. Son livre culte, Le Secret de Joe Gould, a été porté à l’écran par Stanley Tucci, avec Ian Holm et Susan Sarandon dans les rôles principaux. Ce n’était pas terrible, et je n’ai toujours pas compris si Joe Gould a vraiment existé ou si tout ceci n’est qu’un vaste canular à côté duquel Émile Ajar est un être fiable.