Vers la fin du XXe siècle, on publiait deux sortes de romans : soit l’histoire d’une femme de 30 ans qui cherchait un mec, soit celle d’un homme détraqué qui tuait des gens. La grande idée de Régis Jauffret consista à fournir les deux d’un coup. Comme un shampooing 2 en 1, Clémence Picot raconte l’histoire d’une femme de 30 ans qui n’a pas de mec et qui, en même temps, devient une détraquée qui tue des gens. Clémence Picot vit seule, boulevard Saint-Michel, toute la journée, et travaille comme infirmière de nuit dans un hôpital. Ses parents sont morts dans un accident d’avion. Elle veut un enfant, mais comme elle est toujours vierge à 30 ans, elle préfère tuer celui de sa voisine, qui est pourtant sa seule amie. Ce qui participe d’une certaine logique même s’il ne s’agit pas d’un acte foncièrement amical.
Grâce au talent froid de Régis Jauffret, cette existence sinistre parvient à donner un livre palpitant. C’est Misery réécrit par Emmanuel Bove, ou une version féminisée du boucher de Seul contre tous, le radical film de Gaspar Noé. Au bout de quelques années de solitude totale, Clémence Picot s’ennuie tellement qu’elle en devient folle. Vraiment très folle : à côté, Christine Angot est une femme équilibrée. Ce qui pourrait être un luxe (dans notre époque individualiste, vivre seul n’est-il pas le sommet de la liberté ?) s’avère pour elle un calvaire permanent. On ne sait pas à quoi ressemble Clémence Picot. Elle est pire que moche : transparente. Ses parents l’ont traumatisée ; elle est d’une timidité maladive ; alors elle torture un chien et un oncle, alternativement.
Nous vivons dans un monde étrange : la plupart d’entre nous mangent à leur faim, notre pays traverse une de ses plus longues périodes de paix, et pourtant tout le monde se plaint. Eternels insatisfaits, nous en demandons toujours plus. Nous ignorons ce que nous cherchons : notre vie est une quête sans Graal. Que se passe-t-il quand la vie ne nous octroie pas le bonheur parfait pour lequel la société nous a programmés ? Peut-on survivre si on est privé de ce modèle que l’écrivain Guillaume Dustan nomme « hétéro-fasciste » : un homme couche avec une femme, l’épouse, vit avec elle, lui fait de beaux enfants souriants ? Est-il supportable de ne pas ressembler à une publicité pour la CNP ? Selon Régis Jauffret, nous vivons dans un monde étrange qui fabrique des meurtriers.
Clémence Picot est un livre claustrophobe, angoissant, pathétique et injuste, pénible et grisâtre, qui procure un plaisir hypnotique. On le lit en se demandant pourquoi on le lit. Est-ce par voyeurisme ? Masochisme ? Ou pitié ? Nous habitons la tête de cette dingo qui parle toute seule, pleure tout le temps, ne fait plus aucun effort, se nourrit n’importe comment, ne se regarde jamais dans la glace, aime voir les autres souffrir. On admire le travail d’écrivain (Jauffret a mis douze ans à achever ce texte) ; un style clinique (normal, pour parler d’une infirmière) ; une écriture factuelle, « béhavioriste », sans romantisme, qui parvient à atteindre une pureté monstrueuse : « Paris contenait une infinité d’humains qui ne me connaissaient pas. J’avais été mise au monde par des gens qui n’existaient plus. »
Il faut faire gaffe aux métiers que l’on choisit. À force de travailler pour un magazine de faits divers, Régis Jauffret est devenu fou, effrayé par tous ces meurtres, ces viols, ces destins horribles et banals. L’atrocité quotidienne a donc fini par pénétrer ses livres. Né en 1955 à Marseille, Jauffret fut révélé en 1998 par une Histoire d’amour qui était en réalité un viol à répétition, puis il narra en 1999 la vie de Clémence Picot qui tuait ses voisins en série, et enfin en 2000 furent publiés Fragments de la vie des gens et Autobiographie, des tranches de non-vie broyées par l’indifférence. En 2001, Promenade s’inscrivant dans le droit-fil de cette trajectoire d’une rare cohérence, tout comme son chef-d’œuvre Microfictions en 2007, qui mériterait aussi de figurer dans ce classement (mais il faut bien laisser un peu de place aux autres et Jauffret y trône déjà deux fois !).