Le Blé en herbe (1923) est l’œuvre la plus célèbre de Colette grâce à Pascal Sevran qui la cite dans Il venait d’avoir 18 ans de Dalida. Merveille des merveilles, Le Blé en herbe est un roman d’une lumineuse délicatesse, une indémodable aquarelle des émois adolescents, dont le style respire la langueur de l’été, la fraîcheur du vent breton, le pouvoir des fleurs et la fragilité des amours balnéaires. « L’art de Colette, disait Jean Cocteau (qui s’y connaissait en poésie), économise le sel, évite la graisse, use de poivre et d’ail et ne craint pas de faire mordre à même un de ces petits piments rouges qui emportent la bouche. » En effet, il y a quatre-vingts ans, l’histoire du Blé en herbe avait de quoi choquer le bourgeois : Philippe est un garçon de 16 ans qui flirte avec la jeune Vinca (une petite blonde de 15 ans aux « yeux couleur de pluie printanière »), mais se verra déniaisé par Mme Dalleray (la Mrs Dalloway française ?), laquelle a vingt ans de plus que lui.
Quand on pense aux scandales causés par l’affaire Polanski, qu’auraient pu dire les contemporains de Madame Colette, qui couchait avec le fils de son mari Bertrand de Jouvenel ? ! Bien avant Woody Allen, la sulfureuse strip-teaseuse bisexuelle de la Goncourt Academy avait compris que le meilleur moyen de ne pas se lasser de son conjoint est de le remplacer par sa progéniture.
Cette liaison lui inspira ce chef-d’œuvre aérien, sensuel et mélodieux. Le Blé en herbe atteint un niveau de perfection inégalé dans la prose française. « Vinca rougit, réclama pour elle seule la honte d’aimer, le tourment du corps et de l’âme, et quitta les Ombres vaines, pour rejoindre Philippe sur un chemin où ils cachaient leur trace et où ils sentaient qu’ils pouvaient périr de porter un butin trop lourd, trop riche et trop tôt conquis. » Sans Le Blé en herbe, pas de Bonjour tristesse ! Sans Colette, pas de cougars ! Par sa vie et son génie, Colette libéra les femmes bien avant Simone de Beauvoir. Tout semble facile en la lisant. Vivre est une suite de baisers et de chants d’oiseaux. Vivre, c’est manger, boire, aimer, jouir puis pleurer en caressant des chats. Colette a inventé un genre nouveau : l’hédonisme angoissé. « Il découvrait (…) le monde des émotions qu’on nomme, à la légère, physiques. » Ces « émotions qu’on nomme, à la légère, physiques », Colette n’a cessé, jusqu’à sa mort, de crier leur importance.
Trois ans plus tôt, elle racontait déjà l’histoire d’un amour avec un garçon plus jeune, dans Chéri. L’adaptation ratée de ce roman par Stephen Frears ne doit pas nous dégoûter de relire le texte original. Ne serait-ce que pour y retrouver la métaphore de la sole. Le héros de ce roman, Frédéric, jeune bellâtre longiligne — tiens tiens — compare ses yeux à ce poisson plat : « Tiens, ici, le coin qui est près du nez, c’est la tête de la sole. Et puis ça remonte en haut, c’est le dos de la sole, tandis qu’en dessous ça continue plus droit : le ventre de la sole. Et puis le coin de l’œil bien allongé vers la tempe, c’est la queue de la sole. » N’est-ce pas charmant ? En général on évite de dire aux gens qu’ils ont un regard de poisson frit, mais comparer l’amande d’un œil à une sole devient, grâce au regard caressant de Colette, une image sensuelle.
Lisant ce roman doux et triste, je me suis rendu compte que les métaphores étaient tout ce que je préférais dans la littérature. Finalement, nous ne lisons que pour voir, et l’on a tort d’opposer si souvent le livre et le cinéma. Les romans sont des films, une suite de « choses vues » collées bout à bout. C’est souvent tout ce que je retiens, lorsque je referme un roman. Un exemple célèbre est le début de L’Écume des jours où Boris Vian décrit un garçon qui se coiffe : « Son peigne d’ambre divisa la masse soyeuse en longs filets orange pareils aux sillons que le gai laboureur trace à l’aide d’une fourchette dans de la confiture d’abricots. » Encore une métaphore alimentaire ? C’est que comparer un personnage à de la bouffe reste le meilleur moyen de le rendre appétissant. Cela rappelle la Lolita de Nabokov et « sa bouche aussi rouge qu’un sucre d’orge sucé », qui elle-même évoque la petite Cissy Caffrey dans Ulysse de Joyce, et « ses lèvres purpurines comme la cerise mûre ». Qui a dit que comparaison n’est pas raison ? C’est peut-être vrai, mais l’art est déraisonnable, et je n’admire rien plus que ces trouvailles saugrenues qui nous font regarder les êtres autrement. Colette, c’est l’Arcimboldo de la littérature : elle voit des fruits partout ! Dans un roman de 2010, Je suis très à cheval sur les principes, l’Américain David Sedaris décrit ainsi sa vieille voisine : « Toute l’attention se portait sur ses lunettes rafistolées au sparadrap, et sur sa mâchoire inférieure, légèrement proéminente, comme un tiroir n’ayant pas été complètement refermé. »
Entre la sole de Colette et le tiroir de Sedaris, un siècle s’est écoulé, l’humour a évolué et l’on a certes moins envie de manger cette voisine que de dévorer Lolita. Pourtant on voit bien que les visages humains restent le terrain de jeux préféré des écrivains. Un romancier est un portraitiste. Il n’imprime pas seulement des phrases mais observe les détails qui définissent des gens. Les mots deviennent des photos. Le plus fort à ce sport, c’est Balzac, au début de La Fille aux yeux d’or, parce qu’avec lui les visages deviennent une ville. « À force de s’intéresser à tout, le Parisien finit par ne s’intéresser à rien. Aucun sentiment ne dominant sur sa face usée par le frottement, elle devient grise comme le plâtre des maisons qui a reçu toute espèce de poussière et de fumée. » Le but de tout écrivain digne de ce nom devrait être de voir dans un visage une sole, de la confiture, un bonbon, un fruit, un tiroir ou une maison.
Colette (1873–1954) fut « la femme la plus libre du monde » selon Pierre Mac Orlan. Sidonie-Gabrielle Colette : romancière, autobiographe, critique, éditrice et showgirl, fille de Sido, femme de Willy, puis d’Henry de Jouvenel et de Maurice Goudeket, et mère de Bel-Gazou. Son œuvre représente plus de quarante volumes : quarante volumes pour répéter toujours la même chose (« L’amour n’est pas un sentiment honorable »). Entre 1900 et 1904, la série des Claudine en fera le nègre de son premier mari (Claudine à l’école, Claudine à Paris, Claudine en ménage, Claudine s’en va). Puis elle prendra son envol en 1905 avec Sept Dialogues de bêtes, premier livre signé Colette. Les romans les plus sensibles du XXe siècle coulent ensuite de sa source : L’Ingénue libertine (1909), La Vagabonde (un des premiers romans sur le divorce, 1910), L’Entrave (1913), Chéri (1920), Le Blé en herbe (1923), La Fin de Chéri (1926), La Naissance du jour (1928)… Elle compare toujours les êtres à des animaux, et les animaux à des plantes. Lire Colette donne faim. Écrire comme elle est impossible. Aujourd’hui la boutique la plus « fashion » de Paris porte toujours son nom !