Pour clarifier les choses, on pourrait dire que Hanif Kureishi est un Salman Rushdie lisible. Mais ce serait vraiment simplificateur (les rapprocher est quasiment raciste) puisqu’ils sont très différents — l’un étant né à Londres d’un père pakistanais, l’autre né à Bombay de parents indiens. Ce qu’écrit Kureishi n’a pas grand-chose à voir avec la prose foisonnante et mythologique de l’homme à la fatwa. En fait, Kureishi est à Rushdie ce que Sophocle est à Homère. Il se spécialise dans l’intimité depuis son roman ainsi titré (Intimité, 1998). Il a cessé de lier son art au sort des déracinés, pour se soucier surtout de la douleur de l’homme moderne, séparé de son ex et de ses mômes, ou prisonnier du couple, célibataire attardé, mari trompé. En cela, il s’approcherait plutôt d’une manière de nouveau Carver, en particulier dans ce second recueil de nouvelles dont le titre original, Midnight all day, a été curieusement traduit par Jean Rosenthal La Lune en plein jour, alors qu’il signifie « minuit toute la journée ». Un jour où les douze coups de minuit sonnent en permanence à nos oreilles me paraît une métaphore beaucoup plus préoccupante qu’une lune qui brille avant la tombée de la nuit — événement météorologique fréquent en été et nullement inquiétant (bien qu’agréable à l’œil).
Il est symptomatique que l’œuvre de Kureishi s’oriente désormais vers l’analyse fine et comique de cette contradiction : ce quinquagénaire élégant est constamment tiraillé entre le cynisme et la fleur bleue, entre la lâcheté et la chevalerie, entre Don Juan et Roméo, comme il le fut auparavant entre l’Angleterre et le Pakistan. Et cela fait du bien de lire les œuvres d’un enfant d’immigrés qui a exactement les mêmes problèmes que n’importe quel crétin occidental.
C’est ce côté Antoine Doinel qui plaît tant aux cinéastes français chez Kureishi (Michel Blanc et Patrice Chéreau l’ont adapté). Les hommes chez Kureishi sont des individualistes qui veulent être maqués, mais finissent seuls, ou l’inverse. Ce sont des baiseurs vieillissants, des futurs papas terrorisés par la paternité, des maris frustrés qui rêvent de liberté, des hédonistes coupables. Ils veulent toujours la femme d’un autre, désirent le désir, et fuient le bonheur avant qu’il ne se sauve. Ils ont des idées de gauche, mais des appartements de droite. Il y en a même un qui trouve un pénis dans la poche de sa veste !
Les femmes ne sont pas mieux loties : quand elles sont jeunes elles se tapent des vieux, quand elles sont mariées elles emmènent un jeune en vacances. Telle est la morale de ces nouvelles drôles et désenchantées : « On est toujours infaillible dans le choix de ses amants, surtout quand on cherche la personne qui ne nous convient pas. » Pessimiste constat qui rappelle les aphorismes d’Oscar Wilde (autre immigré londonien). L’amour reste le meilleur sujet de littérature, peut-être même le seul. Bientôt écrire ne servira plus qu’à cela : donner aux hommes et aux femmes une dernière chance de se parler. Peut-être que l’apocalypse annoncée dans le titre de ce bilan (la disparition du livre de papier) sera concomitante de la mort définitive de l’amour humain sur terre. Sans amour, pas de romans. Quand nous ne serons plus des êtres capables de sentiments, il n’y aura plus rien à raconter, et personne ne le regrettera. C’est à ce moment précis qu’il ne cessera plus d’être minuit.
Né en 1954, Hanif Kureishi est devenu, en trois étapes, l’un des meilleurs écrivains anglais. Première étape : il se lance dans le cinéma, comme scénariste des premiers films de Stephen Frears (My beautiful laundrette, Sammy et Rosie s’envoient en l’air). Seconde étape : il publie deux romans postcoloniaux, révoltés et politiques, sur la difficile intégration des Britanniques d’origine pakistanaise, tiraillés entre la religion musulmane et le sexe londonien (Le Bouddha de banlieue en 1991 et Black Album en 1996). Troisième étape : il fait scandale en passant à l’autobiographie humoristique et angoissée d’un quadragénaire divorcé avec enfants et maîtresses (un roman : Intimité en 1998, et trois recueils de nouvelles : Des bleus à l’amour, La Lune en plein jour et Le Déclin de l’Occident). Et voilà comment on devient le Philip Roth anglais.