Drôle d’idée de se prénommer Urs. Si je m’appelais ainsi, moi aussi je péterais les plombs, tomberais amoureux d’une hippie, mangerais des champignons hallucinogènes et tuerais tous ceux qui me résisteraient avant de disparaître dans la forêt. Je pourrais même devenir le héros d’un roman portant le titre du meilleur album de Pink Floyd : Dark side of the moon.
À la fois polar, satire, conte moral, odyssée, La Face cachée de la lune de Martin Suter fait preuve d’une redoutable efficacité. Très rares sont les romans qui parviennent avec autant de brio à captiver l’attention du lecteur tout en scrutant notre monde sans pitié. Martin Suter est à la fois intelligent comme Patrick Süskind, calibré comme Jean-Christophe Grangé, documenté comme John Grisham et psychédélique comme Carlos Castaneda. Il accomplit l’exploit de mêler l’art et le commerce, la littérature et l’argent du beurre : en douce à la façon d’un Jean Echenoz, il glisse dans son thriller, tel un cadeau Bonux, une critique du mode de vie occidental, un cri dans la nuit, une déclaration de guerre… et beaucoup d’humour glacé et sophistiqué.
Donc Urs est avocat d’affaires, il a 45 ans et en a marre de sa vie de con. « Il allait peut-être devoir modifier deux ou trois choses dans son existence. » Il plaque Evelyne pour Lucille, une baba cool qui lui fait goûter aux « magie mushrooms ». C’est alors qu’il devient fou.
Mais ne l’était-il pas déjà, quand il grommelait contre les « crétins de Panurge » et les « docteurs Ducon », buvait trop d’armagnac avant de conduire sa grosse Jaguar, priait ses clients d’« aller se faire foutre », pestait contre ces femmes qui « ont toutes 35 ans, pas un jour de moins, pas un jour de plus » ? L’expérience hallucinogène ne lui servira que de révélateur, en lui permettant de se « lâcher », comme disent les animatrices de « Fort Boyard ». Urs le businessman finira homme des bois ; sa « midlife crisis » le métamorphose en une sorte d’hybride étrange entre Hamlet (« La folie des grands demande à être surveillée », dixit Shakespeare), son compatriote Paul Nizon, Timothy Leary et Theodore Kaczynski, dit « Unabomber », car le retour à la nature cache toujours un appétit de violence. Il est finalement inquiétant de préférer les arbres aux gens (c’était, par exemple, le cas d’Adolf Hitler).
La morale de l’histoire ? Comme toujours, c’est la faute à la société. Les méchants sont des gentils qui ont mal tourné. Comme Conrad Lang, le héros de Small world, Urs Blank découvre sa face cachée : la psilocybine est son Alzheimer. Nous sommes tous comme dans Star Wars, menacés par le côté obscur de la Force. Un jour, tout le monde se prénommera Urs, tout le monde aura des visions, tout le monde réalisera ses rêves, tout le monde tirera dans le tas.
Martin Suter est le plus grand écrivain suisse allemand après Paul Nizon, Fritz Zorn, Friedrich Dürrenmatt et Max Frisch. La Suisse alémanique est un pays tellement ennuyeux qu’il forge de grands écrivains et de grands drogués. Il est chroniqueur hebdomadaire au Weltwoche et au Neue Zürcher Zeitung. Et c’est un ancien publicitaire, comme Salman Rushdie, J. G. Ballard, Don DeLillo, Théophraste Renaudot, Scott Fitzgerald, David Goodis, William Burroughs, Yves Navarre, Raymond Carver, Elmore Léonard, Jean Anouilh, Robert Desnos et Boris Vian. L’avantage avec la publicité c’est que c’est un métier qui vous donne le goût des mots et, après quelques années, les moyens d’arrêter ce métier. Un jour, Suter a choisi de tout bazarder pour écrire à Ibiza. Un choix judicieux qui a donné la vie à deux romans réussis : Small world (prix du Premier Roman étranger en 1998, disponible en poche dans la collection Points Seuil), et La Face cachée de la lune, dont il est vaguement question plus haut sur cette page. Ensuite il en a publié un tous les deux ans mais je ne les ai pas lus. C’est ballot.