Numéro 93 : « Le Loup des steppes » de Hermann Hesse (1927

Publié en 1927, Le Loup des steppes est incontestablement un tournant dans la littérature du XXe siècle. Si vous n’avez jamais lu ce chef-d’œuvre, vous avez de la chance, comme un gastronome qui n’aurait jamais goûté aux truffes du Périgord. Quand on me demande de citer mes livres « fétiches », j’évoque plutôt ceux qui ont changé ma vie, et non ceux qui ont influencé mes propres livres — je réagis comme lecteur et non comme romancier. Peu de livres nous transforment, nous donnent le courage de modifier notre vie. Le Loup des steppes fait partie de ceux-là. Je l’ai découvert à 15 ans, grâce aux baba-cools de mon lycée qui lisaient également les auteurs de la beat génération, Kerouac, Burroughs, Ginsberg, en écoutant Magma et Tangerine Dream. Hermann Hesse avait alors une image de routard qui avait fait le voyage des Indes et avait publié des romans initiatiques comme Siddhartha.

Le Loup des steppes est le roman de l’entre-deux-guerres. Il met en scène Harry Haller, un quinquagénaire qui loue une mansarde sous les toits, dans une petite ville allemande ; on se rend compte qu’il veut se suicider. Il prend des bains chauds, lit Novalis et Dostoïevski, regarde les nuages, boit et fume beaucoup. Pour condenser, nous dirons que le gars est au bout du rouleau. Il est surtout tiraillé entre les deux personnalités qui coexistent en lui : le loup, sauvage, qui aspire au retour à la nature, et l’élan vers la culture, la spiritualité et la civilisation (c’est un grand admirateur de Mozart, Gœthe et Beethoven). Ce loser solitaire, neurasthénique et foncièrement pessimiste, vivant comme un « loup des steppes », est sauvé de la tentation d’en finir par une prostituée, Hermine. Il (ré) apprend à vivre grâce à elle comme Nizon dans L’Année de l’amour. Quand je pense qu’il y a des gens qui sont contre la prostitution, alors que tous les jours les putes sauvent des milliers de vies humaines !

Avec poésie et force, Hesse prône l’individu contre la masse, la nature contre la civilisation, la victoire de la sensualité contre la vanité, une révolte existentialiste qui demeure d’une brûlante urgence : « Si notre temps, avec son atmosphère de mensonge, de cupidité, de fanatisme et de barbarie ne m’a pas tué… »


J’ai lu ce roman plus de cinquante ans après sa publication et pourtant, je me souviens m’être totalement identifié au personnage. Sa situation de déraciné et de rebelle était extrêmement séduisante, romantique (impression d’ailleurs renforcée par l’écriture lyrique qui court tout au long du livre). Il se dégageait du texte un sentiment puissant de liberté qui avait dû aussi séduire tous les routards et hippies des années 60… On avait envie en le lisant de tout foutre en l’air. Pour quelqu’un qui habitait Paris 6e, c’était réellement salutaire : je voulais partir sur les traces du personnage, mener une vie aventureuse et sortir me perdre dans la nuit, errer… Le Loup des steppes a eu pour moi, à cette époque, la même importance que Tropique du Cancer, de Henry Miller. Vous en connaissez beaucoup, des prix Nobel de littérature qui ont donné leur nom à des groupes de rock (Steppenwolf, celui qui chantait « Born to be wiiiild ») ?


La notion de liberté sonne faux pour ma génération : on nous parle beaucoup de liberté, mais j’ai le sentiment profond que nous ne sommes pas libres du tout. Néanmoins, Hesse m’a incité à toujours essayer de conquérir « ma » liberté, à tout faire pour éviter le destin tout tracé que mon milieu social me réservait. Harry Haller, le personnage du roman, reste d’ailleurs à la périphérie de la bourgeoisie dont il est issu, et en rejette les manières, les valeurs : je l’associe au héros d’un roman que ma mère adorait (Para, de Knut Hamsun), vivant isolé dans une cabane au milieu de la forêt. Alter ego misanthrope et suicidaire de l’auteur, Harry Haller, à travers sa perception décalée et absurde de l’existence, de la société, est un personnage très moderne ; il annonce Bardamu, Meursault, Roquentin, mais peut-être aussi, par sa vision de la sexualité et son pessimisme foncier, les personnages d’auteurs américains comme Bukowski — à l’instar de Chinaski, l’alter ego de Bukowski, Haller cherche sa place et professe une certaine forme de stoïcisme. (Notons au passage que Charles Bukowski est d’origine allemande comme Hesse.)

Il faut parler aussi de la structure du roman qui est très audacieuse. Le livre est agencé comme une succession de poupées russes : d’abord la préface de « l’éditeur », témoin de l’histoire, ensuite les « carnets » de Harry Haller à l’intérieur desquels figure un autre livre, un mystérieux Traité sur le loup des steppes… J’avoue moins apprécier la deuxième partie du livre et ses délires quasi psychédéliques, annonciateurs des 70’s : Harry dialogue avec Gœthe (dont il critique la « fausseté » de l’œuvre), Mozart, etc. Ça devient un peu trop magique pour mon bon sens béarnais.

Le Loup des steppes a été interdit par le régime nazi, ce qui est assez troublant, car, à sa manière, Harry pressent qu’une nouvelle catastrophe est sur le point de se produire. À de multiples reprises, l’auteur revient sur le fait que son personnage est « pris entre deux époques ». Il est facile aujourd’hui de donner à ce roman une interprétation politique — comme on l’a souvent fait pour les œuvres de Kafka, où l’on voyait une dénonciation du stalinisme futur. Hesse y évoque expressément l’agitation nationaliste qui devient « de plus en plus agressive » ; il parle « des milliers et des milliers d’hommes [qui] préparent avec zèle la prochaine guerre ». L’ami chez lequel il va dîner « trouve les juifs et les communistes haïssables » et « ne se rend pas compte qu’autour de lui la prochaine guerre se prépare ». Cet aspect prophétique est assez troublant. Pour autant, et c’est ce qui fait de ce roman un grand et beau texte, à aucun moment l’auteur ne fait montre de manichéisme, de certitudes… Harry Haller est-il le premier bobo ? Un Bartleby germanique ? Un poète stoïcien ? Un agoraphobe exalté ? Non, Le Loup des steppes est le dernier représentant d’une espèce disparue en 1942 : l’honnête homme.

Hermann Hesse, une vie

« L’œuvre entière de Hesse est un effort poétique d’émancipation en vue d’échapper au factice et de réassumer l’authenticité compromise » (André Gide). À celui de Gide, je préfère le compliment de Thomas Mann le 3 janvier 1928 : « Le Loup des steppes m’a réappris à lire. » C’est plus direct. Hermann Hesse est né à Calw (Wurtemberg) le 2 juillet 1877 et mort en Suisse le 9 août 1962. Durée de vie : 85 ans. Achetez des produits allemands, c’est du solide ! Il est devenu célèbre à 27 ans, grâce à un roman d’éducation écrit à Bâle : Peter Camenzind (1904). Puis il s’est installé dans une ferme proche du lac de Constance, s’est marié et emmerdé, a foutu le camp aux Indes comme un vieux baba, quitté sa femme après la Première Boucherie mondiale, et pondu Siddhartha, puis Le Loup des steppes en 1927, enfin Narcisse et Goldmund, avant de recevoir le prix Nobel de littérature en 1946, ce qui était un sacré exploit pour quelqu’un de la même nationalité qu’Adolf Hitler. Hermann Hesse fut le Paulo Cœlho de l’entre-deux-guerres : il écrivait des contes new âge alors que le new âge n’avait pas encore été inventé. C’est donc lui qui l’a inventé !

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