Numéro 69 : « En avant la moujik ! » de San-Antonio (1969)

Il était bien naturel que le commissaire San-Antonio héritât de la place numéro 69. La difficulté fut de choisir lequel des 180 épisodes serait notre préféré. Si nous jetâmes finalement notre dévolu sur En avant la moujik ! c’est par nostalgie, certes (ce tome étant l’un des premiers que nous ayons lus à l’adolescence), mais aussi parce qu’il date de 1969, année érotique, ce qui apporte une certaine cohérence à ce classement. Dans En avant la moujik ! on retrouve tous les ingrédients qui ont fait le succès de San-Antonio : une intrigue policière enchaînant les meurtres, les scènes de sexe et les bagarres, une invention syntaxique hors du commun (« J’ai fait ma carrière avec un vocabulaire de 300 mots. Tous les autres, je les ai inventés », déclara ultérieurement l’artiste), et des élucubrations sur tout ce qui passe par la tête de l’auteur. Les premiers San-Antonio, ceux des années 50, pastichaient les romans noirs argotiques de Peter Cheyney : il y avait de l’humour mais la vraie folie est arrivée plus tard. À partir de la fin des années 60, Frédéric Dard prend ses aises, il part en roue libre, se lâche complètement, rassuré par un succès commercial qui ne faiblit pas, alors que ses textes deviennent de plus en plus… littéraires ! Sa créativité verbale culminera dans les années 70 et 80, mais on la voit naître dans En avant la moujik ! qui se déroule en Russie dans la bonne ville de Bradévostock, et dont un des personnages féminins se nomme Alexandra Kouchtoyla Kjtdénièz. Il est émouvant d’assister en direct à la naissance d’un potache. San-Antonio, c’est un mélange de Rabelais, Céline et Queneau, et en même temps ce n’est aucun des trois. San-Antonio n’a pas seulement trouvé sa voix, il a créé un nouveau genre romanesque : le polar parodique à humour débile, personnages baroques, situations burlesques et jeux de mots génialement minables. Bref, San-A fait du… San-A. Sa grivoiserie et sa liberté ont décoincé le roman français des années 50, davantage que Robbe-Grillet et Beckett réunis. San-Antonio fomente une révolution mais, évidemment, dès qu’on prétend l’analyser, on se ridiculise comme Henri Bergson lorsqu’il prétendait expliquer pourquoi une blague était drôle. San-Antonio fait le contraire du Rire de Bergson : du vivant plaqué sur du mécanique. Il détourne le roman noir pour y caser sa verve.


Le roman débute par un mariage : San-Antonio épouse une grosse Russe (pour de faux : c’est la fille d’un savant soviétique décédé). Et c’est parti pour un festival. « Malgré son prénom enchanteur qui évoque la steppe, les troïkas sur la piste blanche et les amours du docteur Jivaty-Jiva-Gigot, Natacha, c’est un vrai boudin, croyez-moi. Un boudin russe ! Elle ressemble à la plus grosse des poupées gigognes qu’on vous vend dans les bazars de Moscou. Dodue, cuissue, ventrue, mafflue, les joues peintes en vermillon, la moustache drue, le cou couleur de saindoux, le sein doux parce que mahousse comme un oreiller, le cheveu blond filasse, la bouche en étreinte de limaces, le front bas, la cuisse jambonnière, le mollet en tronc de palmier sous les bas de coton grisâtre, l’œil aussi pétillant qu’une rondelle de truffe sur une tranche de foie gras, cette aimable jeune fille de trente-deux ans est à la volupté ce que M. Francisco Franco est à la démocratie. » Nous n’en sommes qu’à la deuxième page, et déjà les tirades s’enchaînent : discours de mariage de Bérurier, digressions diverses du commissaire sur le tourisme, le mot « oui », jeux de mots incessants (« néanmoins, comme disait Cléopâtre » ; « la Brie (antiatomique) ») ; métaphores alambiquées (« la désolation se peint sur son visage comme des chiffres sur une plaque minéralogique » ; « il a un rire tellement sarcastique que le diable, s’il l’entend, doit le repiquer sur sa mini-cassette pour l’étudier à tête reposée »). Frédéric Dard n’écrivait pas pour le grand public mais pour lui-même, il jubilait, il fuyait l’ennui. Il est l’écrivain le plus décomplexé du XXe siècle, précisément parce qu’il fut publié au Fleuve Noir, sur les tourniquets des gares. C’est du roman de Simenon dessiné par Dubout. Sa truculence est un accident du travail, il n’écrivait que pour faire fortune et il est devenu expérimental sans le faire exprès. Son éditeur Armand de Caro n’avait sûrement pas prévu de se retrouver avec des manuscrits aussi inventifs et bordéliques. Mais les Français ont suivi, et Rabelais ressuscita. Le choc fut frontal pour un jeune lecteur rétif à l’analyse scolaire du bien nommé L’Assommoir de Zola dans les années 70 : San-Antonio sifflait la récré. San-Antonio a changé ma vie : depuis En avant la moujik ! je refuse catégoriquement de m’emmerder en lisant ou en écrivant. Je lis pour m’enfuir, j’écris pour revenir. Grâce à Dard, je sais que c’est possible : lire comme on entend la sonnerie libératrice. Depuis Dard, je sais que la littérature reste la meilleure chose à faire dans une journée pour lutter contre la claustrophobie.

San-Antonio, une vie

La dernière blague de Frédéric Dard fut de très mauvais goût : mourir. Il parlait si souvent de la mort qu’il a fini par attirer son attention. Onze ans déjà que San-Antonio nous a quittés : c’était le 6 juin 2000. Né en 1921 à Bourgoin-Jallieu dans l’Isère, Frédéric Dard a commencé par écrire sous son vrai nom, puis il est devenu le commissaire San-A en 1949 dans Réglez-lui son compte. La suite est connue : 180 romans vendus à près de 270 millions d’exemplaires, l’admiration de Cocteau, l’amitié d’Albert Cohen, la correspondance avec Simenon, et des thèses universitaires sémiotiques, sémantiques, philologiques. Il eut droit à tous les honneurs sauf l’Académie française (institution qui s’est, par là même, irrémédiablement disqualifiée). Les deux grandes catastrophes de la vie de Frédéric Dard furent sa tentative de suicide par pendaison en 1965 et l’enlèvement de sa fille Joséphine en 1983. S’il était encore là, il ajouterait sans doute : « Tu oublies ma naissance ! »

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